vendredi 6 juin 2014

La question libanaise, quatrième partie : de l’indépendance à la guerre civile libanaise - Les clés du Moyen-Orient

La question libanaise, quatrième partie : de l'indépendance à la guerre civile libanaise - Les clés du Moyen-Orient

LA QUESTION LIBANAISE, QUATRIÈME PARTIE : DE L'INDÉPENDANCE À LA GUERRE CIVILE LIBANAISE ARTICLE PUBLIÉ LE 04/06/2014

Roger Geahchan est journaliste libanais, ancien rédacteur en chef adjoint du quotidien L'Orient-Le Jour, ancien correspondant pigiste des quotidiens Le Monde et La Croix, ainsi que de la radio RTL.
Dernier ouvrage paru : "Hussein Aoueini, un demi-siècle d'histoire du Liban et du Moyen-Orient", Beyrouth, Éditions FMA, 533 p.


LIRE LES TROIS PREMIERES PARTIES :

- La question libanaise, première partie : de l'Empire byzantin à la fin des Mamelouks
- La question libanaise, deuxième partie : le Mont-Liban pendant la période ottomane
- La question libanaise, troisième partie : de 1918 à 1943

Béchara el-Khoury et Riad el-Solh

Le Liban accède à l'indépendance le 22 novembre 1943 en grande partie grâce à l'association politique de deux leaders, l'un maronite de vieille souche, Béchara el-Khoury, et l'autre sunnite, Riad el-Solh, appartenant à une famille de notables originaires de Saïda qui avaient déjà occupé des fonctions importantes au temps des Ottomans.

Solh, nationaliste arabe, militant infatigable dont l'activisme lui valut, sous l'occupation turque, d'être condamné à mort et, sous le mandat, d'être emprisonné ou proscrit à diverses reprises [1], comprit, grâce à sa vive intelligence et à son sens politique aigu, que son rêve d'unité arabe était désormais dépassé du fait des décisions prises par les puissances d'ériger en États reconnus par le concert des nations les différentes anciennes provinces arabes de l'Empire ottoman. Il se rallia ainsi à l'idée du Liban islamo-chrétien sans que l'on ait pu jamais savoir si ce ralliement était sincère et définitif.

Assassiné à Amman en 1951, il disparut de la scène politique avant que n'éclatent les crises fatidiques qui jetèrent une fois de plus chrétiens et musulmans libanais dans des camps opposés irréconciliables, les premiers privilégiant l'intérêt national tel qu'ils le conçoivent, les seconds voulant mettre le Liban à la remorque de tel ou tel État arabe ou régional, ou de l'Organisation de libération de la Palestine (OLP). Pendant les deux premières années de la Guerre du Liban, le chef de l'OLP, Yasser Arafat, fut le gouverneur effectif de la partie ouest de la capitale et de certaines parties du Liban-Sud et certains sunnites allaient répétant que l'armée de Yarzé (siège du ministère de la Défense) était l'armée des maronites, tandis que les fédayins palestiniens étaient l'armée des musulmans. Les chiites du Liban-Sud, dont les biens subissaient de lourds dégâts du fait des raids lancés par les Israéliens en représailles aux attaques des fédayins, ne partageaient pas l'avis des sunnites.

Le cas de Béchara el-Khoury, l'autre artisan de l'indépendance, est exemplaire. Sa culture et les voies qu'il avait empruntées pour arriver à la présidence de la République (il fut élu le 21 septembre 1943), le prédisposaient à ne pas avoir de problème identitaire, contrairement à beaucoup de chrétiens. Il prend conscience du mal libanais qui pousse les milieux politiques et les masses, sous l'effet de forces centrifuges nées d'idéologies opposées, d'arrière-pensées et de peurs confessionnelles, à déterrer la hache de guerre chaque fois que la tension devient trop forte. Il est imbu de sa « maronité », mais ne la conçoit pas comme un « maronitisme ».
Dans le Liban qui fait ses premiers pas sur la scène régionale en tant qu'entité distincte, il estime que la stabilité politique et économique, que l'avenir, dépendent en partie de l'ouverture sincère du pays sur son environnement arabe, sans frilosité viscérale, mais aussi sans suivisme, sans alignement sur des voisins plus puissants et sans liens particuliers avec la puissance mandataire. Cette politique, dans son esprit, devrait permettre de faire contrepoids à l'irrédentisme arabe. De cette conception naîtra, en 1943, le Pacte national, qu'il conclura avec Riad el-Solh, acte fondateur d'un Liban émancipé de la tutelle de la France et ayant intégré, sur le double plan politique et culturel, sa composante arabe et musulmane.
Et pourtant, lors de la crise de 1952, quand, sous l'impulsion de Camille Chamoun et de Kamal Joumblatt, le pays se mit en grève pour obtenir sa démission, il ne trouva plus, lui l'artisan avec Solh du Pacte national, c'est-à-dire de la formule destinée à assurer la stabilité de la République grâce à l'entente maronito-sunnite, il ne trouva plus un seul présidentiable sunnite pour accepter de former un gouvernement et il fut contraint d'abandonner la présidence.

Camille Chamoun

Le cas de Chamoun, qui lui succéda à la présidence de la République, est tout aussi significatif. Lors de l'intervention tripartite anglo-franco-israélienne contre l'Égypte, en 1956, les leaders sunnites, en particulier Abdallah Yafi et Saëb Salam, le premier était président du Conseil et le second ministre d'État, démissionnent parce que Chamoun avait refusé, contrairement aux autres pays arabes, de rompre les relations diplomatiques du Liban avec Paris et Londres.

La gravité de cette mésentente et de ses conséquences tient en grande partie au fait qu'elle a donné lieu à une intense exploitation confessionnelle qui a conféré à la crise le cachet d'une épreuve de force entre chrétiens et musulmans et ouvert la voie à des prises de position et des surenchères dans un domaine toujours explosif au Liban, celui de son identité historique et politique.

De plus, la crise qui commence en 1956 illustre aux yeux des musulmans ce qu'ils considèrent comme la prépotence du président de la République. Désormais, ils compareront ses prérogatives à celles qu'exerçait le haut-commissaire français au temps du mandat et, pendant des années, feront de la limitation des pouvoirs du chef de l'Etat un de leurs chevaux de bataille (Ils obtiendront satisfaction à Taëf en 1989).

Dès lors, les réflexes communautaires se substituent aux convictions intimes, déclenchant un processus de regroupement sur une base beaucoup plus confessionnelle que politique ou idéologique, rejetant la majorité des chrétiens d'un côté, et des musulmans de l'autre.

Du fait de la tournure prise par les événements, les chrétiens qui ne se rangeaient pas spontanément dans le camp de Chamoun, parce que, par exemple, ils n'étaient pas d'accord sur ses choix en politique étrangère, apparaissaient aussitôt comme des traîtres à leur propre communauté, et tel était également le cas des musulmans qui ne s'alignaient pas sur Salam et Yafi.
Ce phénomène de solidarité communautaire aveugle se développera en dépit de l'action menée par des hommes comme le patriarche maronite Paul-Pierre Méouchi (il avait fait publier un communiqué d'appui à l'Egypte) ou comme Hussein Aoueini (ancien et futur président du Conseil) qui, pour éviter au pays une fracture fatale, s'efforçaient de maintenir ouvertes les voies du dialogue.
Jusqu'à la fin de son mandat, deux ans plus tard, Chamoun ne trouvera plus qu'un seul présidentiable sunnite, Sami el-Solh en l'occurrence, acceptant de coopérer avec lui. Par ailleurs, la situation dans le pays est déjà si tendue qu'il faut faire appel au commandant en chef de l'armée, le général Fouad Chéhab, au poste de ministre de la Défense. Sa présence au sein de l'Exécutif permettra de faciliter la coordination entre la troupe et les forces de police traditionnelles qui, seules, ne sont plus en mesure d'assurer au mieux le maintien de l'ordre.

Des actes de terrorisme commencent, en effet, à perturber le cours de la vie. Certes, il ne s'agit encore que d'attentats d'ampleur limitée. Mais leur gravité réside, plus que dans la puissance des charges explosives utilisées ou dans les dommages corporels et matériels qu'ils provoquent, dans le choix symbolique des cibles : des bâtiments publics le plus souvent, comme s'il s'agissait de souligner, qu'à travers ces attaques, c'étaient l'État et le pouvoir en place qui étaient visés.

Un an et demi après la crise de Suez, une insurrection éclate dans les trois principales villes sunnites du pays, dans quelques régions périphériques et dans le Chouf druze. À Beyrouth, c'est Salam qui dirige les opérations. À Tripoli, à Saida et au Chouf, ce sont respectivement Rachid Karamé, Maarouf Saad et Kamal Joumblatt. Les quartiers populaires des trois cités se hérissent de barricades, des bandes armées y font régner la terreur et les attentats terroristes se multiplient en divers points de la capitale, notamment dans le centre-ville, zone mixte où les établissements commerciaux et la clientèle appartiennent aux différentes communautés du pays.

Au Chouf, des groupes armés parcourent le pays et y font régner la loi. Ils sont formés de partisans de Kamal Joumblatt, un leader druze d'une grande valeur intellectuelle, mais déchiré entre deux aspirations contraires. Il est l'un des plus grands féodaux du pays et, en même temps, le fondateur et le principal animateur du Parti socialiste progressiste, ce qui dans cette partie de la montagne au traditionalisme et au conservatisme très poussés apparaît comme tout à fait insolite. C'est un faux progressiste. Il ne s'est jamais résigné à l'importance que certains maronites du Chouf, au départ de simples paysans, ont prise graduellement au détriment des seigneurs druzes.

L'insurrection est armée et financée par l'Égypte d'Abdel-Nasser. Son ambassadeur, le général Abdelhamid Ghaleb, donne des instructions aux chefs du soulèvement, lesquels s'exécutent docilement. Son arrogance est telle que le gouvernement Sami el-Solh le déclare persona non grata. Il quittera le Liban le 25 juillet 1958, mais reviendra après l'élection de Fouad Chéhab à la tête de l'État.

Les chefs du soulèvement affirment que leur mouvement a pour but d'empêcher Chamoun de reconduire son mandat. En réalité, le Liban est, comme toujours depuis des millénaires, l'enjeu de la lutte politique et diplomatique qui oppose les deux blocs de l'Est et de l'Ouest. Chamoun, que ses adversaires accusent d'être l'homme des Britanniques, opte en son for intérieur pour un alignement sur l'Occident (il décidera de faire adhérer le Liban à la Doctrine Eisenhower) car il estime que le pays du Cèdre perdrait sa raison d'être s'il emboîtait le pas aux pays du tiers-monde qui évoluent plutôt dans l'orbite soviétique. Tels sont sa conviction et son pari.

Ce pari, il est sur le point de le gagner lorsque, après le coup d'État qui renverse la monarchie en Irak, le 14 juillet 1958, les marines débarquent à Beyrouth. À ce moment-là, il joue à fond la carte américaine. Mais Washington, en 1958, penche encore en faveur d'une entente avec Abdel-Nasser. Robert Murphy, un émissaire du président américain Dwight Eisenhower, trouve un terrain d'entente avec le maître du pays du Nil. C'est une sorte d'accord sur la neutralité du Liban, un ni-ni. Le gouvernement de Beyrouth rejettera tout embrigadement dans le camp occidental, tout comme il ne se rangera pas au côté du bloc soviétique ou des pays du tiers-monde qui lui sont favorables.

Le 22 septembre 1958, le mandat de Chamoun expire. Le lendemain, le général Fouad Chéhab, qui, tout au long de l'insurrection, avait réussi, dans le cadre de ses fonctions de ministre de la Défense et de commandant en chef de l'armée, à maintenir plus ou moins le contrôle de la situation, est élu à la tête de l'État.

Fouad Chéhab

Au cours de son sexennat, conscient de la fragilité du Liban et des risques permanents de conflits confessionnels, Chéhab parviendra, par une politique faite de sagesse et de modération, à éviter les écueils sur le double plan intérieur et extérieur. Durant ce mandat, l'islam libanais mettra une sourdine à ses plaintes sur l'accaparement par les chrétiens en général et par les maronites en particulier des principaux pouvoirs de décision.

Éprouvant un vif mépris à l'égard de la caste politique, de sa dépravation, de sa gabegie, il s'appuiera principalement sur le Deuxième Bureau de l'armée, ce qui facilitera la mobilisation de certains leaders politiques et d'une partie de l'opinion publique contre ses méthodes de gouvernement. Il sera accusé de sacrifier les droits des chrétiens et de favoriser les musulmans. On lui reprochera aussi d'avoir marginalisé le Liban sur le plan régional et international par la prudence, la timidité de sa politique étrangère.

De fait, comme la suite des événements devait le montrer, on peut considérer, qu'en raison de la vive opposition de l'islam libanais à la politique extérieure de Chamoun, le Liban, à partir de Chéhab, n'a plus eu une politique étrangère qui lui fût propre.

Charles Hélou

Dans les conflits incessants, la discorde et les troubles qui caractérisent la vie politique au Liban, le mandat de Chéhab a été comme une parenthèse qui a permis au pays de connaître une trêve. Mais elle fut de courte durée. Élu en 1964 à la tête de l'État, le successeur de Chéhab, Charles Hélou, se heurta, dès l'année suivante, aux difficultés de l'activité militaire des Palestiniens au Liban. Pris dans un engrenage qu'il ne fut plus jamais en mesure d'arrêter, l'État perdit progressivement sa souveraineté, ses attributs et son autorité, laissant la place libre aux milices palestiniennes et aux milices chrétiennes. Celles-ci s'étaient constituées pour parer au vide étatique.

Les attaques des fédayins contre Israël à partir du Liban-Sud s'intensifièrent, notamment après la défaite des armées arabes face à l'État hébreu en 1967. De même, les Israéliens multiplièrent les raids de représailles contre la partie méridionale du Liban abritant les combattants palestiniens. Hormis quelques cas isolés, les chrétiens étaient hostiles à l'action des fédayins à partir du sol libanais, tandis que les musulmans, en général, y étaient favorables au nom du caractère sacré de la cause palestinienne.

À l'Assemblée nationale, de vifs débats opposaient les députés des deux bords, tandis que le gouvernement, impuissant, se gardait bien de prendre position. En avril 1969, un accrochage armé oppose un commando palestinien, qui se préparait à pénétrer en Israël à partir d'un village frontalier, à un détachement de l'armée libanaise. Plusieurs fédayins sont tués au cours de l'échange de tirs.

Le lendemain, une immense manifestation se tient à Beyrouth, au quartier Barbir (sunnite), en signe de protestation contre l'intervention de l'armée et d'appui à la résistance palestinienne. Les manifestants se heurtent au service d'ordre mis en place par les Forces de sécurité intérieure, lesquelles ouvrent le feu sur la foule, faisant des dizaines de morts et de blessés.

Le surlendemain, un débat est engagé à la Chambre sur les sanglants événements des quarante-huit heures précédentes. Les députés chrétiens proclament leur appui à l'armée, s'élèvent une fois de plus contre les attaques des fédayins à partir du territoire libanais et reprochent aux manifestants de la place Barbir d'avoir provoqué le carnage qui endeuille le pays.

Les députés musulmans tiennent des discours en tous points contraires : appui inconditionnel à la résistance palestinienne au Liban, condamnation de l'intervention de l'armée qui a causé la mort des fédayins, condamnation des forces de sécurité intervenues à Barbir.

Jusque-là, rien que de très habituel et de tout à fait conforme aux options divergentes des chrétiens et des musulmans. La séance aurait pu se terminer en queue de poisson comme tant d'autres.

Le président du Conseil, Rachid Karamé, avait écouté tous les orateurs avec son impassibilité bien connue. Quand les députés eurent fini de discourir, il demande la parole au président de la Chambre, l'obtient et déclare (en substance) : la moitié de l'honorable assemblée appuie l'action des fédayins et l'autre moitié la réprouve. La même divergence de vues porte sur le rôle de l'armée et des Forces de sécurité. Et le pays tout entier est divisé en deux fractions, l'une favorable, l'autre hostile à la résistance palestinienne. Face à un tel désaccord, je ne peux continuer à gouverner car aucun consensus national ne paraît possible. Aussi ai-je décidé de présenter ma démission.

Députés et ministres sont sidérés et la séance est levée dans une atmosphère tendue à l'extrême.

En fait, Karamé démissionna sans démissionner, car il ne présenta pas par écrit au chef de l'État sa décision. Il se confina à son domicile et le pays entra en quelque sorte dans une hibernation politique.

Le président Hélou aurait pu inviter Karamé à exercer ses prérogatives et à forcer les Palestiniens à cesser leurs activités militaires et à tenir compte de la souveraineté et de l'intérêt du Liban, ou alors à céder la place à quelqu'un d'autre ne craignant pas d'aller à contre-courant de la rue musulmane. Mais Hélou, brillant intellectuel, était un temporisateur dans l'âme, comme jadis Qintus Fabius le Cunctator face à Hannibal. Il ne fut pas à la hauteur de la situation et son attentisme précipita la descente aux enfers du Liban.

Le Liban ou l'État impuissant. Sept mois s'écoulèrent dans cette hébétude gouvernementale. Puis, comme d'habitude, l'État capitula. Le 3 novembre de cette sombre année 1969, le général Émile Boustany, commandant en chef de l'armée, signait dans la capitale égyptienne, avec le chef de l'OLP, Yasser Arafat, l'Accord du Caire. Cette convention était censée réglementer les activités de la Résistance palestinienne au Liban de manière à mettre fin aux agissements des fédayins. En pratique, ceux-ci ne respectèrent qu'une seule clause, celle qui les autorisait à attaquer Israël à partir d'une région frontalière du Liban-Sud, l'Arkoub.

Dès lors, les attaques palestiniennes et les raids israéliens de représailles s'intensifièrent. Lorsque le texte de l'accord fut soumis à la Chambre, à huis clos, le gouvernement voulant éviter un débat public qui aurait donné lieu à des surenchères susceptibles d'avoir des répercussions dans la rue, un seul député, Raymond Eddé, eut le courage de refuser de l'approuver. Durant des mois, il n'avait cessé de répéter que le seul moyen de mettre un terme aux attaques des fédayins et aux ripostes israéliennes consistait à faire appel aux Casques bleus de l'ONU, à une force-tampon qui aurait empêché le cycle mortel de se poursuivre au Liban-Sud. Il se heurtait à l'intransigeance des leaders sunnites qui refusaient, au nom du caractère sacré de la lutte contre l'État hébreu, d'apporter la moindre entrave à l'activité des fédayins, d'autant plus que la rue musulmane était solidaire de ces derniers.

Par réaction et pour pallier l'inertie, l'abdication de l'État, le Parti Kataëb de Pierre Gemayel, qui dès l'origine était d'inspiration parafasciste, et le Parti national libéral de Camille Chamoun créent chacun de son côté une milice. Celle des Kataëb, une fois prise en main par le cadet des fils Gemayel, Béchir, un homme qui sublimait l'usage de la force, adoptera le nom de Forces libanaises et deviendra, tout comme l'OLP dans les régions sunnites, un État dans l'État dans les régions chrétiennes.

Après le Septembre noir en Jordanie (1970) et le reflux vers le Liban de dizaines de milliers de Palestiniens, l'emprise de l'OLP et des diverses organisations armées palestiniennes sur toutes les régions au sud de la route Beyrouth-Damas devient totale. Les musulmans s'y résignent, moins par appui à la cause palestinienne que par détestation de la classe dirigeante maronite.

Alors que la tension ne cesse de croître dans le pays, une agression armée contre un bus à bord duquel se trouvaient des Palestiniens en route pour le camp de Tell el-Zaatar, perpétrée le 13 avril 1975 dans la banlieue d'Aïn el-Remmaneh, un bastion chrétien, met le feu aux poudres. C'est le début de la guerre du Liban (1975-1990) (les guerres des autres au Liban, selon une formule célèbre de Ghassan Tuéni).

[1Cf. The Struggle for Arab Independance Riad el-Solh and the Makers of Modern Middle East, Patrick Seale, Cambridge University, pp.83-217.



Envoyé de mon Ipad 

La question libanaise, troisième partie : de 1918 à 1943 - Les clés du Moyen-Orient

La question libanaise, troisième partie : de 1918 à 1943 - Les clés du Moyen-Orient

LA QUESTION LIBANAISE, TROISIÈME PARTIE : DE 1918 À 1943 ARTICLE PUBLIÉ LE 30/05/2014

Roger Geahchan est journaliste libanais, ancien rédacteur en chef adjoint du quotidien L'Orient-Le Jour, ancien correspondant pigiste des quotidiens Le Monde et La Croix, ainsi que de la radio RTL.
Dernier ouvrage paru : "Hussein Aoueini, un demi-siècle d'histoire du Liban et du Moyen-Orient", Beyrouth, Éditions FMA, 533 p.


LIRE LES DEUX PREMIERES PARTIES :
- La question libanaise, première partie : de l'Empire byzantin à la fin des Mamelouks
- La question libanaise, deuxième partie : le Mont-Liban pendant la période ottomane

Les hachémites et les alliés

Le 1er octobre 1918, les troupes britanniques occupent Damas. Le même jour, l'émir Fayçal, le fils du chérif Hussein al-Hachimi, (le prophète Mahomet appartenait à la tribu des Hachem), gardien des lieux saints de La Mecque et de Médine, fait son entrée dans la vieille capitale des Omeyyades. Hussein avait obtenu, par un échange de lettres avec le haut-commissaire de Grande-Bretagne en Égypte et au Soudan, sir Henry Mac-Mahon, la promesse que Londres reconnaîtrait, à la fin de la guerre, l'indépendance des pays arabes à condition que ces derniers s'engagent aux côtés des Alliés (la correspondance Hussein-Mac Mahon s'étalera du printemps 1915 au 30 janvier 1916).

Dans l'esprit du hachémite, le califat devait lui revenir et, au lendemain de la guerre, les pays arabes devaient être regroupés sous son sceptre. Outre l'engagement de Londres de reconnaître l'indépendance des pays arabes, Mac-Mahon ne lui avait-il pas écrit que « le gouvernement de Grande-Bretagne considérera avec faveur le transfert du califat à un vrai Arabe descendant de la ligne bénie du Prophète » ?

Sur la base de l'engagement britannique, Hussein lance un appel au jihad contre l'Empire ottoman. Et c'est l'émir Fayçal, un de ses quatre fils, qui, à la tête des tribus du désert, prend la direction des opérations militaires avec, à ses côtés, son conseiller, le célèbre colonel Lawrence. Cette campagne devait être d'une précieuse utilité aux Alliés et Lawrence, dans son célèbre Les sept piliers de la sagesse, véritable œuvre de sociologie et journal de guerre en même temps, en fait le récit émouvant.

Avec l'armistice signé par la Turquie le 30 octobre 1918, Hussein et Fayçal pensent que le temps est venu pour les Anglais de tenir leurs engagements. Mais ils ne se doutent pas encore de la duplicité des Européens, de leur incurable esprit colonialiste, en particulier celui des Anglais et des Français sortis vainqueurs du conflit mondial. C'est que dans le même temps où Mac-Mahon donnait sa parole au nom de son gouvernement au chérif Hussein, Londres et Paris s'entendaient (par les fameux Accords Sikes-Picot du 16 mai 1916) pour se partager, à l'issue du conflit mondial, les provinces arabes de l'Empire ottoman. Troisième volet de l'action franco-britannique, le 2 novembre 1917, lord Balfour, ministre des Affaires étrangères du Royaume-Uni, promet, dans sa fameuse Déclaration, l'appui du gouvernement de Sa Majesté à l'établissement d'un foyer national en Palestine pour le peuple juif.

Entré triomphalement à Damas à la tête de ses troupes, Fayçal commence à prendre les mesures et à entreprendre les démarches nécessaires à la création de l'État arabe indépendant promis par le haut-commissaire britannique. Ce sera pour lui un véritable calvaire, à l'issue duquel il connaîtra un échec cuisant.

Le jour même de son entrée à Damas, le 1er octobre, un gouvernement arabe est formé à Beyrouth sous la présidence du chef de la municipalité, Omar bey Daouk, appartenant à une famille de notables sunnites de la ville. Le 5 octobre, sur décision de ce gouvernement, le drapeau arabe (en fait celui du Hedjaz, dont le chérif Hussein est le roi) est hissé sur le grand sérail et sur les principaux édifices de la ville. Le lendemain, Fayçal dépêche à Beyrouth un de ses seconds, le général Chucri Pacha el-Ayyoubi, en tant que gouverneur général de Beyrouth et du Mont-Liban.

Durant ces journées historiques, le destin du Liban est en suspens. Sera-t-il intégré au grand État arabe à la constitution duquel travaille déjà Fayçal sur la base des accords conclus par son père avec Mac-Mahon, ou sera-t-il placé sous le contrôle de la France en application de l'entente conclue entre Paris et Londres ? Et le territoire de la Syrie d'aujourd'hui relèvera-t-il de l'autorité de la France, conformément aux termes de cette entente, ou restera-t-il entre les mains des forces chérifiennes ?

Trois protagonistes sont en lice, la France, la Grande-Bretagne et Fayçal, les États-Unis du président Wilson, dont l'intervention pourtant fut décisive dans la victoire des Alliés, s'étant retirés du jeu progressivement, et la Turquie étant entièrement occupée à se défendre contre les Grecs, qui tentent de récupérer leurs anciennes possessions, ainsi que contre les visées italiennes sur une partie de la côte méditerranéenne.

Sur cette période, il n'y a presque plus de secrets. Les notes diplomatiques, aujourd'hui déclassifiées, échangées entre Paris, Londres, Ankara, etc. sont légion et ont fait l'objet de multiples recueils à partir des documents d'archives originaux.

Le 3 octobre, le général Allenby, dont l'avancée foudroyante à partir de la Palestine avait permis de libérer Damas, avait fait son entrée dans la ville, où Fayçal l'avait précédé. Il n'avait pas tardé à recevoir ce dernier dont les collaborateurs s'employaient déjà à arrêter les mesures préliminaires à la mise en place des services devant prendre la relève de l'administration ottomane qui s'était retirée précipitamment. Allenby avait expliqué à l'émir que la guerre n'avait pas encore pris fin et que les territoires conquis devaient juridiquement être considérés comme territoires ennemis en dépit de l'accueil chaleureux réservé par la population aux troupes britanniques et chérifiennes. (De fait, le 22 octobre, furent diffusées les instructions déclarant territoires ennemis occupés les territoires pris aux Turcs et y instituant une administration militaire provisoire.) Le général avait ajouté que la Grande-Bretagne était évidemment responsable de ces zones, mais qu'en vertu d'un accord précédemment intervenu (Accords Sykes-Picot), la Zone Ouest, incluant Beyrouth, le Liban et la côte jusqu'à Alexandrette, devait demeurer sous le contrôle de la France.

Lawrence était alors intervenu dans la conversation pour expliquer et justifier les raisons des initiatives prises par les chérifiens, initiatives qu'Allenby venait de désapprouver fermement. Il avait commencé par rappeler les promesses faites au chérif Hussein et ajouté que c'était en exécution de ces engagements que Chucri Pacha el-Ayyoubi avait été délégué à Beyrouth pour en prendre possession, au nom du roi du Hedjaz, aux yeux duquel la Syrie entière faisait partie de la nation arabe. Allenby lui avait rétorqué que lui, Lawrence, n'avait pas à s'occuper de cette affaire. Il avait précisé que, pour sa part, il ne pouvait que s'en tenir aux instructions qu'il avait reçues du gouvernement britannique. Il avait expliqué aussi que, selon les accords conclus entre Londres et Paris, la Zone ouest, dite A, devait relever de la France qui s'était engagée à y créer un État arabe indépendant.

Le général avait ajouté qu'il était disposé, en revanche, à autoriser l'émir, en tant que représentant de son père, le roi du Hedjaz, à mettre en place une administration arabe sous son autorité dans la Zone est (la Syrie d'aujourd'hui). Enfin, il avait fermement expliqué à Fayçal qu'il devait accepter cette situation jusqu'au Traité de paix.

C'est à la suite de cette entrevue que l'émir forme, à Damas, un gouvernement militaire arabe. Mais il ne renoncera pas pour autant à ses projets. Jusqu'à la défaite de ses troupes, face à l'armée du général Gouraud, le 24 juillet 1920, à Maissaloun, un col situé à une vingtaine de kilomètres à l'ouest de Damas, il continuera à multiplier les démarches en vue de faire de son rêve une réalité [1].

Le 5 octobre, dans un message au peuple syrien, il annonce qu'il a l'intention de mettre sur pied, à bref délai, au nom du chérif Hussein, un gouvernement arabe constitutionnel indépendant dont l'autorité couvrira toute la Syrie. Il précise, probablement dans l'intention de prévenir les questions que pourraient se poser les Alliés et les non-musulmans, que tous les Arabes, musulmans, chrétiens ou juifs, jouiront des mêmes droits et seront égaux devant la loi.

Fayçal entreprend ensuite une série de tournées en Syrie, multipliant les discours à l'adresse de la population. Partout, il est accueilli dans l'enthousiasme. Il entend ainsi démontrer à Londres et à Paris sa popularité et sa légitimité. Il enfonce le clou en déclarant au cours d'un de ces déplacements que son père a décidé, en raison de la diversité qui caractérise le peuple arabe, d'appliquer (dans le futur État) des lois différentes à chaque région en fonction de son degré d'évolution et de l'état de sa population. Il poursuit sa tournée dans la Zone ouest, s'arrêtant successivement à Tripoli et à Beyrouth, où la population musulmane lui réserve un accueil tout aussi chaleureux.

Cependant, à Beyrouth, Fayçal est bien forcé de constater que la France est décidée à ne le laisser faire en aucun cas et se méfie de la Grande-Bretagne comme de la peste. Dès le 7 octobre, elle avait fait occuper une partie du terrain : sur ordre du ministre français de la Marine, la Division navale de Syrie, jusque-là stationnée à l'île de Rouad, débarque pour prendre possession du port de Beyrouth. Le contre-amiral Varney arrive à son tour avec son chef d'état-major et, afin que nul n'en ignore, traverse la ville au milieu des ovations. C'est la réponse aux acclamations qui avaient une semaine auparavant accueilli Fayçal à Damas. Le 8, un détachement britannique, avec l'état-major du général Allenby, prend ses quartiers dans la future capitale du Liban. Le colonel de Piépape, qui représente l'armée française, l'accompagne. Le 10 enfin, les Chasseurs d'Afrique, flanqués d'une compagnie syrienne sous commandement français, transportés par mer de Haïfa, défilent dans les rues de Beyrouth, drapeau tricolore au vent, sous les yeux de la foule en liesse. Fayçal sait désormais qu'il aura à qui parler. Au début de la troisième semaine d'octobre, les Français occupent la totalité de la Zone Ouest, ainsi que la Cilicie, qui sera donnée plus tard à la Turquie kémaliste.

Fayçal et la Conférence de la paix

Dans les derniers jours de novembre, Fayçal gagne la France à bord d'un croiseur britannique. Il est accueilli en hôte d'honneur et est reçu par le président de la République française, Raymond Poincaré. Il s'agit, cependant, d'une audience protocolaire et aucune question politique n'est abordée à fond entre les deux hommes. Il se rend ensuite à Londres, où les Alliés étudiaient la modification du tracé des zones prévues dans les Accords Sykes-Picot. Il espère y trouver une oreille plus attentive à son désir d'éviter une tutelle française sur la Syrie. Contrairement à son attente, le gouvernement britannique lui conseille de trouver un terrain d'entente avec la France et l'incite même à accepter son contrôle sur la Syrie [2].

Ses contacts à Paris et à Londres ne lui ayant pas permis de convaincre ses interlocuteurs de l'opportunité de ses projets, il comprend qu'il n'a d'autre recours que celui de s'adresser directement à la Conférence de la paix qui doit régler le sort des territoires libérés et les problèmes découlant de la fin de la guerre.

L'émir soumet à la Conférence, qui s'ouvre à Paris le 18 janvier 1919, un mémorandum par lequel il explique que l'objectif du mouvement qu'il représente est d'unir les Arabes en une nation au sein de la Syrie, celle-ci ayant atteint un degré d'évolution lui permettant de s'occuper de ses propres affaires. Il exprime le vœu que les puissances ne prennent aucune mesure susceptible de faire obstacle à l'union des pays arabes sous un gouvernement unique et souverain.

Dans une seconde note, il déclare, qu'en tant que représentant de son père qui, à la demande de la Grande-Bretagne et de la France, a conduit la Révolte contre les Turcs, il (Fayçal) demande à la Conférence que les peuples arabophones d'Asie, entre la ligne d'Alexandrette à Diarbékir, jusqu'à l'Océan indien au Sud, soient reconnus comme des peuples souverains sous la garantie de l'Association des nations (c'est-à-dire la future Société des Nations – SDN – créée par le Traité de Versailles).

Admis à exposer verbalement ses demandes à la Conférence, Fayçal, accompagné comme toujours du colonel Lawrence, souligne que son père avait risqué sa vie et l'existence de sa principauté sur la base des promesses qui lui avaient été faites. Clemenceau, le Père de la Victoire, le Tigre, n'apprécie guère les deux hommes. Il estime que le premier est manipulé par les Anglais et obéit à leurs instructions et que le second fait son métier d'agent des services britanniques [3].

Conformément au conseil qu'il avait reçu du gouvernement britannique, Fayçal adopte une attitude conciliante à l'égard de Clemenceau. À l'issue de longues tractations, les deux parties parvinrent, le 6 janvier 1920, près d'un an après l'ouverture de la Conférence de la paix, à un accord censé être provisoire et rester secret [4]. La France « confirmait sa reconnaissance du droit des populations de langue arabe, fixées sur le territoire syrien, de toutes confessions, à se réunir pour se gouverner elles-mêmes à titre de nation indépendante ». Quant à Fayçal, il s'engageait, « au nom des populations syriennes » [à faire] « appel à la France pour (…) organiser le fonctionnement de la nation (…) ».

Mais l'accord ne resta pas secret et fut l'une des causes du raidissement des nationalistes syriens qui provoqua la chute de Fayçal le 24 juillet de cette cruciale année 1920, épisode sur lequel nous reviendrons.

Les revendications des autres délégations à la Conférence de la paix

Les délégués des autres populations intéressées par le sort qui allait être réservé aux provinces arabes de l'Empire ottoman soumirent eux aussi leurs demandes à la Conférence. Sur fond de préoccupations politiques, religieuses ou économiques, elles étaient soit différentes de la démarche de Fayçal, soit diamétralement opposées à celle-ci. Elles étaient de deux ordres : 1 – création d'une Grande Syrie englobant le Liban et sans attaches avec les autres pays arabes. Ce projet était appuyé par des chrétiens et un petit nombre de musulmans établis à Paris ; 2 – création d'un Grand-Liban par le rattachement au Mont-Liban des régions à l'est et sur le littoral, où les émirs avaient naguère exercé leur domination ou leur influence. C'est la tendance qui était défendue avec insistance par les chrétiens libanais, essentiellement par les maronites, et par quelques personnalités druzes, sunnites, ou chiites.

La première revendication est celle de Syriens et de Libanais qui estiment que le peuple syrien n'est en aucune façon lié par un lien national à l'ensemble des Arabes. Dès lors, ils demandent la création d'une Grande Syrie dont le territoire correspondrait à celui de la Syrie géographique [5]. Il n'est pas exclu que la France ait été tentée par un tel projet, en particulier un de ses représentants, François Georges-Picot, ancien consul de France au Liban et coauteur des Accords Sykes-Picot. Certaines déclarations qu'il a faites à des Libanais et à des Syriens d'Égypte le donnent à penser : « Bientôt la France débarquera ses troupes sur vos côtes. Le drapeau tricolore flottera sur la Grande Syrie [6] et ses hautes montagnes, du Taurus jusqu'à l'Arish d'Égypte. » [7]. Saouda a connu Georges-Picot en Égypte au cours de la Grande Guerre. Même thème repris en janvier 1919 dans un discours à Alep [8].

L'idée d'une Grande Syrie fut également défendue par le père jésuite Henri Lammens dans une conférence donnée à Alexandrie : « Prenons garde de lacérer, de diviser la tunique sans couture, inconsutilis, tout d'une pièce, de la patrie (…) Je n'ai jamais connu qu'une Syrie, celle de la géographie, la Syrie traditionnelle et historique, telle enfin que l'a constituée le Créateur, comme l'ont toujours comprise les auteurs de l'Antiquité classique, les Strabon, les Pline, les Grecs, les Romains (…). » [9].

Les milieux de l'Université américaine de Beyrouth, influencés par Howard Bliss, le président du Protestant Syrian College (devenu plus tard l'AUB) soutenaient également le projet de Grande Syrie. Bliss était connu de Wilson qui tenait compte de ses avis. Le projet de Grande Syrie était âprement défendu aussi par le Comité syrien de Paris, formé de Chucri Ghanem, maronite de Beyrouth, écrivain et poète, Georges Samné, grec-catholique de Damas, et Jamil Mardam Bey, sunnite de Damas également et futur Premier ministre et ministre des Affaires étrangères de Syrie.

Le Parti populaire syrien (PPS, devenu PSNS), fondé par le Libanais Antoun Saadé, militait vigoureusement quant à lui en faveur d'une Grande Syrie, mais dans le cadre d'un État fondamentalement laïc, nationaliste syrien sans lien avec l'arabité et l'islam. Ce parti existe toujours. Enfin, dans les années quarante et cinquante du siècle dernier, la Jordanie et l'Irak œuvraient en faveur de la création d'une Grande Syrie, projet qui se heurtait à une vive opposition du Liban, du président de la République syrienne Chucri Kouatly, de l'Égypte et de l'Arabie saoudite.

La seconde revendication est celle de Libanais militant en faveur d'un Grand Liban (sans trait d'union ici) et se réclamant implicitement, ou même explicitement, de l'émirat libanais au temps des Maan et des Chéhab. Les tenants de ce parti étaient actifs, au cours de la décennie qui précéda la guerre, dans des associations en Égypte, aux États-Unis et en France. Il n'était évidemment pas question pour eux de le faire au Liban au risque de leur vie. Mais par un tropisme que l'on retrouve à chacun des tournants majeurs de l'histoire du Proche-Orient, ils se heurtèrent (suivant les clivages et les antagonismes confessionnels habituels) aux défenseurs des autres projets, celui de la Grande Syrie et celui de l'union arabe.

La ourouba (arabisme ou arabité) n'a cessé, au demeurant, depuis la fin de l'Empire ottoman, d'être l'un des thèmes dominants de l'action politique de certaines fractions de la population dans les pays du Machreck et en Égypte sous Abdel-Nasser, alors même que celle-ci, historiquement et ethniquement, n'est pas arabe, mais africaine. Bien que les faits aient démontré qu'il s'agissait davantage d'un mythe, d'un projet utopique, les partisans de l'ourouba, qu'ils fussent au pouvoir, ou qu'ils appartinssent à des partis politiques, en ont usé comme d'un thème de propagande pour mobiliser les foules en faveur d'objectifs de circonstance soit au nom du passé grandiose des Arabes, de leurs conquêtes et de leur civilisation, soit au nom de l'islam, provoquant une réaction viscérale de rejet de la part d'une grande partie des chrétiens libanais plus que jamais soucieux de ne pas être réduits derechef en dhimmis, en pratique cette fois et non plus en vertu de la charia.

Ceux des Libanais - en général des chrétiens maronites et plus rarement des chrétiens des autres confessions - qui militaient en faveur de la création d'un Grand Liban se heurtèrent très vite à l'intransigeance des Libanais musulmans partisans de l'union arabe ou de la Grande Syrie (au sein desquelles l'islam aurait été très largement majoritaire). Cette opposition des musulmans, établis principalement dans les villes côtières de Saïda, de Beyrouth et de Tripoli, était d'autant plus vigoureuse qu'à Damas se poursuivaient les préparatifs en vue de la formation du Royaume arabe, dont la proclamation devait coûter si cher à Fayçal et à son armée (voir plus bas).

Trois délégations furent successivement dépêchées auprès de la Conférence de la paix pour réclamer la création, avec l'aide de la France, d'un Grand Liban indépendant dans ses frontières naturelles et historiques. La première est présidée par Daoud Ammoun (maronite) et comprend Émile Eddé (maronite également), ainsi que Négib Abdel Malek (druze), Abdul Halim Hajjar (sunnite) et Abdallah Khoury Saadé (grec-orthodoxe). La seconde est dirigée par le patriarche maronite Élias Hoyek et comprend plusieurs membres du clergé. La troisième a à sa tête un membre du clergé, l'évêque maronite Abdallah Khoury, et groupe Émile Eddé de nouveau, l'émir druze Toufic Arslane, et le cheikh Youssef Gemayel.

L'envoi de ces trois délégations chargées de la même mission (plaider en faveur de la création du Grand Liban) montre bien l'état d'inquiétude dans lequel vivaient les tenants de cette option, inquiétude d'autant plus justifiée à leurs yeux que Paris et Londres continuaient d'entretenir le flou sur les divisions territoriales qui seraient imposées aux provinces arabes de l'Empire ottoman. Longtemps, le sort du Liban a balancé entre trois possibilités : un petit Liban, formé de la Moutassarifiya plus la région côtière s'étendant jusqu'au pays alaouite dans la Syrie actuelle, un Grand Liban plus ou moins identique à l'actuel, un Liban enfin compris dans une Grande Syrie, mais avec une certaine autonomie pour la montagne libanaise maronite et druze, comme au temps de la Moutassarifiya. La première option était envisagée par les Français au cas où ils n'auraient pas obtenu l'occupation de la Zone est (la Syrie actuelle). Dans une telle configuration, je crois que les grecs-orthodoxes, et non les maronites, eussent été majoritaires.

Alors que la Conférence poursuivait ses travaux, le président Wilson (fervent adepte du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes) lui propose, sur le conseil de Howard Bliss, d'envoyer au Proche-Orient une commission d'enquête internationale chargée de recueillir l'avis des différentes populations. La France, la Grande-Bretagne et l'Italie, qui avaient chacune son projet bien arrêté et n'entendaient nullement tenir compte des résultats de ce sondage, refusent d'être représentées au sein de cette instance. Dès lors, celle-ci fut purement américaine. Elle sera connue sous le nom de ses deux membres les plus influents, le Dr Henry C. King, président de l'Oberling College, et Charles R. Crane, industriel de Chicago.

Les populations des régions périphériques du Mont-Liban, sunnites, druzes et chiites en majorité, interrogées par la Commission, se prononcent contre leur incorporation à un État du Grand-Liban [10]. De même, en 1926, les sunnites des villes côtières décideront de ne pas participer aux travaux de préparation de la rédaction de la Constitution « de peur que celle-ci ne consacrât l'existence du Grand-Liban dans ses frontières de 1920 » [11].

Fayçal, la France et la Grande-Bretagne

Fayçal pour sa part, à l'issue de ses démarches à la Conférence de la paix, était rentré à Damas. Avec le concours de ses partisans, il avait mis en place un ensemble d'organes destinés à servir de cadre institutionnel au futur État arabe auquel il aspirait. (Déjà, avant l'ouverture des assises de Paris, il avait annoncé à Damas la formation, sous la présidence du général Rida Pacha el-Rikabi, d'un gouvernement arabe, constitutionnel, pleinement et absolument indépendant [et dont] l'autorité s'étendra à toute la Syrie.) Sur cette lancée, en mai 1919, les Syriens élisent un Congrès, dont l'un des objectifs principaux, tel que défini par l'émir, est d'élaborer une Constitution.

Le 3 juillet, une délégation du Congrès remet à la Commission King-Crane un mémorandum en dix points réclamant notamment l'indépendance absolue et effective de la Syrie historique, limitée au nord par le Taurus, au sud par la ligne de Rafah à Akaba, à l'est par l'Euphrate et, à l'ouest, par la Méditerranée. Ce texte précisait que le Congrès refusait l'indépendance du Grand Liban : « We ask that there should be no separation of the southern part of Syria, known as Palestine, nor of the littoral western zone, with includes Lebanon, from the Syrian country. We desire that the unity of the country should be guaranteed against partition under whatever circumstances. » [12].

Cependant, la situation évolue dans une direction diamétralement opposée aux aspirations arabes et/ou syriennes. Par une convention signée le 15 septembre 1919, Paris et Londres s'entendent sur la relève, par les troupes françaises, des forces britanniques stationnées en Syrie. Dans la partie qui lui est réservée par les Accords Sykes-Picot, la France a désormais les coudées franches et la Zone est ne peut plus lui échapper puisque c'est son armée qui sera sur place. Fayçal se rend compte du danger. Il part précipitamment pour la France et multiplie les démarches pour obtenir l'abrogation de cette convention, mais sans succès. Il n'en a pas davantage auprès des Anglais.

Pendant ce temps, à Damas, le ton monte au Congrès, où les critiques se font de plus en plus virulentes à l'égard de Paris et des heurts avec les troupes françaises se produisent dans les plaines de la Békaa et de Marjeyoun (dans le Liban actuel). Le 7 mars 1920, le texte de l'accord Clemenceau-Fayçal, censé être secret, ayant été divulgué, le Congrès franchit le Rubicon. Il adopte une résolution proclamant l'indépendance totale de la Syrie et son unité intégrale, rejetant toute forme de mandat étranger et désignant Fayçal roi constitutionnel de Syrie.

Dès lors, les événements se précipitent. La Conférence de la paix, qui a transféré ses assises à San Remo en Italie, parvient à un accord le 25 avril 1920, connu sous le nom d'Accord de San Remo, en vertu duquel, entre autres, la France obtient un mandat sur le Liban et la Syrie (dans leurs territoires actuels), et la Grande-Bretagne sur la Palestine et l'Irak (nouveau nom de l'ancienne Mésopotamie). Désormais, l'engrenage qui allait aboutir à l'éviction de Fayçal de Syrie et à la mise en place du Mandat de la France sur les États du Levant est en marche.

L'annonce des décisions prises à San Remo soulève une vague d'indignation en Syrie. De violentes manifestations sont organisées, qui provoquent la chute du gouvernement Rikabi. Un nouveau gouvernement est formé sous la présidence de Hachem el-Atassi. Son programme : sauvegarde de la pleine indépendance de la Syrie, réalisation de l'unité de son territoire dans ses frontières naturelles et refus de toute intervention étrangère susceptible de porter atteinte à sa souveraineté [13].

Les positions de la France et de la Syrie étaient inconciliables et le choc inévitable. Il se produit, après une série d'incidents armés entre les deux parties et de tractations infructueuses entre Fayçal et le général Henri Eugène Gouraud, haut-commissaire au Liban et en Syrie et héros de la Première Guerre mondiale. Le 24 juillet 1920, l'armée française défait les forces chérifiennes à Maissaloun. Le lendemain, elle occupe la capitale des Omeyyades, tandis que d'autres unités se déploient dans trois des principales villes syriennes. Fin juillet, l'émir reçoit l'ordre de quitter la Syrie. Les Britanniques lui offriront le trône irakien en lot de consolation.

Le mandat français

Il n'y avait plus d'obstacle susceptible d'empêcher la France d'asseoir solidement sa tutelle sur le Liban et la Syrie. Elle découpe cette dernière en trois entités (arrêtés Gouraud) : État indépendant de Damas (18 août) auquel sont rattachés Homs, Hama et le Hauran, Territoire autonome des Alaouites (31 août), et Gouvernement d'Alep (1er septembre), qui comprend, outre le district du même nom, les régions d'Alexandrette et de Deir el-Zorr.

Le morcellement de la Syrie exacerbe les sentiments d'hostilité arabe à l'égard de la France. Au Liban, les musulmans lui voueront une inimitié qui perdurera jusque dans les années soixante, jusqu'à l'arrivée au pouvoir du général de Gaulle.

Après la division de la Syrie, Gouraud, par une série d'arrêtés pris le 31 août et le 1er septembre, proclame l'État du Grand-Liban. Au territoire de la Moutassarifiya, sont rattachés le Liban-Sud, le Liban-Nord, la Békaa et Hasbaya-Rachaya, ainsi que Beyrouth, érigée en capitale du nouvel État. Les musulmans étaient nettement majoritaires dans ces régions et certains ne manquent pas, jusqu'à présent, à chaque fois qu'une crise les oppose à leurs compatriotes chrétiens, de stigmatiser cette annexion qui les a séparés de leur patrie syrienne.

Le mandat de la France au Liban, décidé par la conférence de San Remo, a été diversement accueilli par la population. Les musulmans, sauf certains cas isolés, partisans farouches de l'unité arabe (ou tout au moins de la Grande Syrie) étaient radicalement opposés à la décision française et même à toute influence importante occidentale.

Salibi [14] parle de la « résistance marquée des sunnites qui (…) dura jusqu'à la fin du mandat. Pendant longtemps, les sunnites importants refusèrent de prendre part à la gestion des affaires libanaises et ceux qui le firent étaient très suspects aux yeux de leurs coreligionnaires ». Rabbath [15] relève que l'émir Chakib Arslane (grand-père maternel de Walid Joumblatt) et Riad el-Solh, « en association étroite avec l'Alépin Ihsan Djabiri, avaient, à Genève, formé un comité exécutif, dit syro-palestinien, issu du Congrès (syrien). Ce comité, en liaison constante avec les militants du Caire et les nationalistes du Bloc national en Syrie (il comprenait Chucri Kouatly, Jamil Mardam Bey, etc.), n'avait cessé de manifester, à l'égard du mandat, une opposition déterminée ».

L'attitude des chrétiens, sauf ici encore quelques cas isolés, était au contraire favorable à la présence française. Ils pensaient qu'après une domination ottomane de quatre cents ans, le Liban ne pouvait que profiter de l'expérience des Français pour l'organisation du pays et de l'État sur tous les plans. Et de fait, l'œuvre du mandat sur ce plan fut positive. Cependant, la morgue des autorités mandataires, leurs préjugés, leurs abus nombreux poussèrent des hommes politiques à militer en faveur de la dénonciation du mandat et de l'accession du Liban à une indépendance pleine et entière.

[1 Cf. Zeine N. Zeine, The Struggle for Arab Independance.

[2Cf. Al-Sirah al-douali fi al-chark al-aousat oua wiladat daoulatai sourya oua loubnane : Le conflit international au sujet du Moyen-Orient et la naissance des deux États libanais et syrien, de Zeine Noureddine Zeine, Dar An-Nahar, Beyrouth, 3é édition, 1977, pp. 88-100, en particulier 98-99.

[4Texte intégral de l'accord in L'Empire ottoman, les Arabes et les grandes puissances 1914-1920, par Antoine Hokayem et Marie-Claude Bittar, Les Éditions universitaires du Liban, Beyrouth, 1981.

[5Rappelons ici que le nom Syrie ne se réfère pas, avant le démembrement de l'Empire ottoman, à un État, mais à une zone géographique. On le doit à un géographe grec, Strabon (né vers 58 avant Jésus-Christ, mort entre 21 et 25 après J.-C.) au temps de Rome, qui baptisa ainsi le territoire borné au nord par la Cilicie et par l'Amanus, à l'est par l'Euphrate, à l'ouest par la Méditerranée et, au sud, par Gaza. Jusqu'à l'arrivée des Français et la création de l'État syrien contemporain, il n'y avait pas eu d'État syrien. Dans cette Syrie géographique, le Liban était compris, mais toujours en tant qu'expression géographique, les deux Syrie et Liban étant des provinces sous la souveraineté des États qui les avaient conquis. Quant à la mention du Liban en tant qu'État, on peut la faire remonter, comme expliqué plus haut, à la période de l'émirat, un pays, certes, non encore souverain, mais jouissant d'un certain degré d'autonomie à l'égard du pouvoir central ottoman.

[6Grande Syrie soulignée par l'auteur.

[7Dernier membre de phrase souligné par l'auteur. Déclaration citée par Youssef Saouda in Fi sabil al-Istiqlal, La voie de l'indépendance, Éditions Dar An-Nahar, Beyrouth, 1998, seconde édition p. 70. À noter que certaines pages de cet ouvrage, à partir de la p.61, sont imprimées à l'envers !

[8Cf. aussi La France et la question de Syrie, de Vincent Cloarec, CNRS Éditions, Paris, 1998 et Beyrouth naissance d'une capitale (1918-1924), de Carla Eddé, Actes Sud, 2009.

[9Cité par Rabbath, op. cit. p. 279, en note.

[10Rapport King-Crane au complet in Hokayem-Bittar, op. cit. pp.145 et s.

[13Hachem Atassi avait de la suite dans les idées. Nommé chef de l'État en 1950, il s'engagea, dans son serment constitutionnel, à œuvrer en vue de l'unité arabe. Cf. les Mémoires en français de B. el-Khoury adaptés de l'arabe par Roger Geahchan, Les Éditions L'Orient-Le Jour, Beyrouth, 2012.

[14Histoire du Liban, op. cit. p. 291.



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