Patrimoine sacrifié, économie en danger ! | Économie Liban |
L'Orient-Le Jour 9/5/2012
Soraya HAMDAN
Partout dans la ville, elles s'élancent vers le ciel. Les grues, les Libanais ne les voient même plus. Pour eux, elles font désormais partie du paysage. À Beyrouth, elles sont le symbole de la bulle immobilière, du règne des promoteurs et de la destruction du patrimoine libanais, un héritage naturel et culturel qui aurait pourtant pu faire la richesse du pays.
Car en ravageant ce qu'il a de plus précieux, le Liban passe malheureusement à côté de formidables opportunités économiques. Pire, selon Georges Zouain, économiste de développement et propriétaire de GAIA-heritage, société d'ingénierie culturelle, « le potentiel économique du patrimoine libanais est non seulement sous-exploité, mais en plus en voie de destruction rapide », avertit le spécialiste. « Lorsque des quartiers historiques ne sont pas conservés mais remplacés par des immeubles modernes, c'est toute l'attractivité du quartier et de l'ensemble de la ville qui meurt, faisant ainsi subir au pays d'énormes pertes économiques », poursuit-il.
En adoptant une vision accélérée de l'économie, celle de l'instantanéité des profits au détriment d'une économie durable et favorable au développement des régions, le Liban oublie une série de secteurs pourtant moteurs de croissance : les industries créatives, l'économie du savoir et celle du patrimoine.
Pour Serge Yazigi, architecte et urbaniste (Yazigi Atelier), le coût économique de la destruction du patrimoine peut être évalué en termes de manque à gagner. « Détruire le patrimoine, c'est détruire un avantage compétitif », insiste-t-il. « Le patrimoine doit être capitalisé comme levier économique, social et culturel, notamment dans les opérations de régénération urbaine, poursuit-il. De même, le patrimoine est à la base de l'attractivité touristique, sa perte induit ainsi de graves conséquences économiques sur l'ensemble du secteur et ainsi de l'économie. »
Il semble malheureusement que le Liban ait adopté une vision unilatérale du tourisme, « celle des boîtes de nuit, des complexes balnéaires et des grands hôtels, relève Georges Zouain. Mais où sont les grands hôtels et aménagements à Baalbeck, Beiteddine, Jbeil ou encore Tyr ? Combien de touristes visitent chaque année nos cinq sites inscrits sur la liste du patrimoine mondial de l'Unesco ? »
Pour Michel Habis, conseiller des ministères du Tourisme et de la Culture, « de nombreuses initiatives marketing ont été menées par le ministère du Tourisme pour promouvoir les régions et sites libanais, comme la réalisation d'un documentaire, Flavors of Lebanon, à destination d'une autre cible de visiteurs, susceptibles de s'intéresser à la culture et au patrimoine ».
L'enjeu d'un « autre tourisme »
S'il est difficile de pouvoir chiffrer l'ampleur du coût économique de la destruction du patrimoine, il est certain que du seul point de vue touristique, le manque à gagner est faramineux. En effet, l'économie globalisée fait qu'aujourd'hui les villes du monde sont en concurrence pour attirer touristes et investisseurs. « Toutes ces villes fondent leur compétitivité sur la différence : centres d'art et musées, quartiers piétons, mixité sociale et intégration du patrimoine bâti et des monuments dans le fonctionnement de la ville », souligne Georges Zouain. L'enjeu touristique est ainsi énorme. Du point de vue économique, un visiteur représente un consommateur de plus pour le pays, soit une exportation supplémentaire. Mais un patrimoine aménagé ne suffit pas, ce dernier devant s'articuler sur des services et infrastructures efficaces. « Rendez-vous compte, il n'y a pas si longtemps encore, les touristes devaient venir en bus de Damas pour visiter les ruines de Baalbeck ! » ajoute Georges Zouain. Pour le spécialiste, c'est tout un système économique qui est à revoir. « Le Liban en est encore à la version encore basique du patrimoine, affirme-t-il. En termes d'emplois, nous laissons passer des tonnes d'occasions pour des régions lésées au niveau du développement. » Selon lui, la seule présence de la vallée de la Qadisha bien protégée, avec des balades autour de ses crêtes, des hôtels de charme dans les vieilles demeures des villages, des rues semi-piétonnes et une architecture moderne adaptée, pourrait considérablement allonger la durée de séjour des touristes et relancer l'économie de ces régions.
Un potentiel inexploité ou saccagé ?
Des milieux naturels uniques, des sites archéologiques millénaires : le Liban avait pourtant largement de quoi devenir une destination touristique culturelle de premier choix. Le pays du Cèdre a effectivement hérité d'un trésor naturel, culturel et historique unique. « Ces soixante-dix ans d'indépendance étaient supposés mettre en valeur ces trois richesses pour bâtir une économie fondée sur ces trois forces », déclare Philippe Skaff, auteur de Beyrouth, république du béton.
Selon lui, l'instabilité sécuritaire, combinée au fléau de la corruption, a mis de côté les dossiers essentiels que sont le patrimoine et l'environnement au profit « d'une économie aveugle aux rendements immédiats ».
« Le meilleur exemple est celui de la construction et du diktat des promoteurs, relève l'auteur. De 0 à 600 mètres d'altitude, le pays est complètement ravagé. De 600 à 1 200 mètres, les carrières défigurent nos montagnes ! Les forêts, elles aussi, sont sacrifiées à des fins immobilières. »
Pour l'auteur, le « cancer s'est propagé pour atteindre aujourd'hui tous les villages du Mont-Liban. S'il est sûrement trop tard pour inverser le processus, il faut absolument stopper l'hémorragie », souligne-t-il. Sa solution : « L'État doit commencer par déclarer l'état d'urgence environnemental, culturel et touristique, et mettre la main sur les 700 carrières que compte le pays. » Selon ses estimations, cela pourrait générer un revenu annuel de 850 millions de dollars à 1 milliard de dollars par an. Une somme qui pourrait financer un plan de redressement urbain sous réserve de la bonne volonté des partis politiques.
Mais pour Walid Moussa, secrétaire général de REAL (Real Estate Association of Lebanon) et conseiller en immobilier, le droit de propriété ne donne aucune limite à la construction. « Bien sûr qu'il faut prendre en compte le patrimoine, relève-t-il. Nous savons tous qu'il constitue la richesse du Liban et différencie notre pays de n'importe quel pays du Golfe. Cependant, le droit de propriété donne aux individus le droit de disposer d'un bien ou d'un terrain comme ils le souhaitent. »
Selon le spécialiste en immobilier, il faut que l'État organise l'activité de construction et effectue un classement officiel de tous les immeubles dits « classés » de la capitale. Car depuis deux ans, pour détruire un immeuble ancien, le propriétaire doit au préalable demander l'autorisation de la municipalité de Beyrouth en partenariat avec le ministère de la Culture. « Des initiatives commencent à être menées pour protéger le patrimoine, souligne ainsi Walid Moussa. Mais s'il faut effectivement protéger notre héritage, le rôle de l'État est également celui de protéger les investisseurs et les propriétaires. » Selon lui, certains investisseurs ayant déjà acheté un terrain se voient refuser l'autorisation de démolir l'immeuble, étant considéré comme « classé ». « Le risque est de faire fuir les investisseurs, ajoute-t-il. Il faut en outre protéger les propriétaires qui, une fois leur propriété "classée", ne parviennent plus à la revendre ou même à la rénover. »
Interrogé par L'Orient-Le Jour, Gaby Layoun, ministre de la Culture, n'a pas pu chiffrer le nombre de maisons interdites à la démolition en 2011. « Un nombre important de maisons du patrimoine a été sauvé, estime-t-il. Selon l'association Save Beirut Heritage, en 1986, il y avait 2 400 maisons beyrouthines inscrites sur la liste nationale du patrimoine à préserver. En 2012, elles ne sont plus que 240. Mais selon le ministre, le problème réside ailleurs. » « Le fait d'accorder un coefficient d'exploitation assez élevé suivant les décrets de l'urbanisme, notamment à Beyrouth, pousse les propriétaires de maisons anciennes à profiter de ce coefficient pour construire des tours économiquement plus profitables », déclare-t-il.
Pour Serge Yazigi, si cette surexploitation des quartiers génère effectivement des profits rapides et de courte durée, la valorisation du patrimoine dans le cadre d'un plan de redynamisation des quartiers aurait pu être une source de revenus à plus long terme et distribuée horizontalement sur l'échelle sociale. « Nos sites ne sont pas suffisamment mis en valeur, reconnaît à cet égard le ministre de la Culture, mais ce n'est pas une surprise, connaissant la situation de l'administration et le nombre insuffisant de personnel que nous avons. La DGA (Direction générale du patrimoine) ne compte que neuf archéologues pour tout le territoire alors que les pays avoisinants ont un nombre de responsables de sites qui dépasse les 3 000 ! »
Ainsi, selon Gaby Layoun, pour œuvrer en faveur de la mise en valeur du patrimoine libanais, il faut que le gouvernement décide que ce dernier soit un élément essentiel dans sa politique de développement. « Une fois cette mesure prise, ajoute le ministre de la Culture, nous aurons à recruter des cadres compétents, qui ne manquent pas au Liban, et à formuler des politiques de tourisme culturel, en partenariat avec les ministères concernés, notamment le ministère du Tourisme qui a un rôle majeur à jouer », conclut-il.
Si le Liban a largement de quoi prendre le chemin d'une économie contemporaine, cela passe forcément par une mise en valeur du patrimoine. « Ce n'est pas uniquement la protection de ce patrimoine qui est en jeu, renchérit Georges Zouain, il en va de la survie économique de notre pays. »
JTK = Envoyé de mon iPad.
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