Nombre de pays, plus particulièrement en Occident, ont commémoré cette année le centenaire de la Première Guerre mondiale. L'occasion pour le professeur Antoine Boustany de se livrer à un devoir de mémoire et de s'engager dans la réalisation d'une tâche peu aisée, malgré ses lourdes charges et ses obligations en tant que président de l'ordre des médecins de Beyrouth. Il s'est ainsi fixé pour objectif, qu'il perçoit comme un devoir moral et national, de sortir des oubliettes l'horrible drame vécu au début du siècle dernier par la population du Mont-Liban, victime, entre 1915 et 1918, d'une famine qui a fait non moins de 150 000 morts sur les 400 000 habitants que comptait à l'époque cette région. Des chiffres qui parlent d'eux-mêmes et qui amènent le professeur Boustany à qualifier ce drame de véritable « génocide ».
Un génocide pas comme les autres, car la responsabilité de ce drame est partagée et ne se limite pas à une seule faction. Cette famine, ignorée ou carrément occultée par nombre de Libanais, a été en effet le résultat d'une conjonction de quatre facteurs. Le littoral libanais était ainsi soumis à l'époque des faits à un implacable blocus maritime imposé par la flotte des forces alliées (notamment la flotte britannique) qui empêchait les navires d'accoster au Liban afin d'éviter tout afflux d'armes ou de munitions dont pourraient profiter les Ottomans qui étaient, lors de la Première Guerre mondiale, dans le camp de l'Allemagne, contre les Alliés.
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À ce siège maritime venait s'ajouter un autre blocus, terrestre, non moins implacable, pratiqué par les Ottomans qui occupaient le pays et contrôlaient ainsi les voies de communication terrestre. Évoquant les motivations des forces d'occupation présentes sur le terrain, le professeur Boustany rapporte des propos tenus par le chef des forces ottomanes, Enver Pacha : « L'Empire ottoman ne recouvrera liberté et honneur que lorsqu'il aura été débarrassé des Arméniens et des Libanais. Nous avons supprimé les Arméniens par le fer, nous supprimerons les Libanais par la faim. » Dans la pratique, ce sont les maronites qui seront les principales victimes de cette « arme de la famine », affirme le professeur Boustany, les soldats ottomans se montrant beaucoup plus intraitables avec les chrétiens qu'avec les autres habitants du Mont-Liban.
Mais la responsabilité de cette grande famine ne retombe pas uniquement sur les parties étrangères. Le professeur Boustany dénonce à ce sujet, en manifestant une profonde amertume à cet égard, le rôle de certains Libanais, accapareurs et usuriers, qui n'ont pas hésité à tirer profit de la situation pour s'enrichir, contribuant ainsi à l'aggravation de la famine.
À ces trois facteurs est venu s'ajouter un quatrième élément totalement inattendu et non moins nocif : une invasion de criquets, « unique dans les annales de l'histoire du Liban », comme le relève Michel Eddé dans la préface de l'ouvrage. Pendant une centaine de jours, une nuée de sauterelles a ainsi dévasté les terrains agricoles, détruisant toutes les récoltes.
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Parallèlement à la conjonction de ces quatre facteurs, le professeur Boustany déplore en outre l'attitude passive des forces allemandes et, surtout, celle de la très catholique Autriche-Hongrie qui ont cruellement laissé faire, sur base du principe « ne rien voir, ne rien entendre », la raison d'État germano-ottomane ayant la priorité sur toute autre considération.
Dans un tel contexte, souligne le professeur Boustany, il faut relever que la communauté libanaise d'Égypte a contribué dans une large mesure à atténuer les effets de la famine en acheminant des aides par le biais de l'île de Rouad, face au littoral syrien, au nord de Tripoli. Cette aide était livrée au patriarcat maronite qui la distribuait à son tour à la population par l'intermédiaire des couvents et des ordres monastiques.
Pourquoi soulever ce drame aujourd'hui, près de cent ans après les faits ? « Il faut reposer le problème par respect pour tous ceux qui sont morts des suites de cette famine, déclare le professeur Boustany. Il faut que quelqu'un joue le rôle de dépositaire des souffrances endurées par nos ancêtres directs. Je me considère, en toute modestie, comme l'un de ces dépositaires. Je suis, certes, médecin, mais je suis avant tout citoyen libanais et à ce titre, j'associe la science et la culture pour ne pas occulter le passé historique. »
* Le professeur Antoine Boustany signera son ouvrage Histoire de la grande famine au Mont-Liban demain, samedi, à 18 heures, au Salon du livre francophone, au Biel.
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