vendredi 29 juin 2012

A Beyrouth, des citoyens crient leur rage après « le massacre des cales phéniciennes »

A Beyrouth, des citoyens crient leur rage après « le massacre des cales phéniciennes »

Par Sandra NOUJEIM | 29/06/2012-OLJ

PATRIMOINE - Les constructeurs de Venus Towers se seraient fondés « illégalement » sur la décision, contestée, du ministre de la Culture Gaby Layoun, pour procéder à la destruction, à coups de pelleteuse, de fouilles portuaires à Mina el-Hosn.

Rage et amertume sont visibles sur les faces des quelque quarante défenseurs du patrimoine, venus dénoncer, même si la perte est irréversible, « le massacre », mardi, à coups de pelleteuse, des cales à bateaux phéniciennes de Mina el-Hosn, par les promoteurs du complexe Venus Tours.
Regroupés à midi devant le siège du ministère de la Culture à Verdun, les manifestants ont protesté contre « le vandalisme orchestré » par l'actuel ministre Gaby Layoun. Le 26 juin, ce dernier avait en effet officialisé ce que la société civile craignait depuis plusieurs mois déjà : il a émis la décision écrite de déclasser la parcelle 1 398 (Mina el-Hosn) du patrimoine historique à protéger, alléguant que « le site en question ne recèle aucune trace d'infrastructure portuaire phénicienne, ni même romaine », contrairement à la conviction de ses prédécesseurs, les anciens ministres Salim Wardy, Tarek Mitri et Tammam Salam. C'est sur cette décision que les promoteurs de Venus Tours se seraient basés pour entamer la destruction du site découvert sur leur terrain, comme le révèle Raja Noujaim, militant indépendant pour la protection du patrimoine. Or « tout acte fondé sur cette décision est illégal, puisque celle-ci n'a pas encore été publiée au Journal officiel. De plus, le délai de deux mois, à l'issue duquel elle entre en vigueur, est loin de s'être écoulé », dénonce-t-il.


Voies judiciaires
C'est pourtant sur la décision du ministre Layoun que se base la société Venus Towers dans ses motifs de défense devant les autorités judiciaires, auxquelles a eu recours mardi l'Association pour la protection du patrimoine libanais (APPL). D'abord, le juge des référés de Beyrouth, Nadim Zouein, alerté par des militants de la destruction du site, a ordonné mercredi l'arrêt total des travaux de construction des Venus Towers sur la parcelle, sanctionnant les constructeurs d'une amende de 100 millions de livres libanaises. Mais la procédure ne s'arrête pas là : les militants ont recouru en parallèle à la juge des référés de Beyrouth (il y en a trois au total) Zalfa el-Hassan, afin d'obtenir l'interdiction à toute personne d'accéder à la parcelle 1 398. Cette demande a été approuvée par la juge, qui a interdit cet accès pendant une semaine et décidé de la nomination de trois experts pour examiner ce qui a été détruit. Une autre voie de recours envisagée : le Conseil d'État, afin de dénoncer l'illégalité, non seulement de l'acte de destruction, mais de la décision du ministre Layoun en question.

Insulte aux citoyens
Les défenseurs du patrimoine accusent en effet le ministre Layoun d'être de connivence avec la société Venus Towers, depuis qu'il a décidé de nommer, en mars, un comité d'archéologues, dans le dessein de réfuter les constats du comité désigné par son prédécesseur, le ministre Salim Wardy, défendant l'existence de cales phéniciennes, qui n'auraient d'équivalent, selon ces experts locaux et internationaux, que trois autres dans le monde, notamment en Grèce et à Chypre. Indépendamment de la teneur des deux rapports, dont les détails techniques ont déjà été exposés dans nos pages (voir L'Orient-Le Jour des 24 et 28 mars 2012), la destruction d'un site, dont la préservation avait mobilisé la société civile et des spécialistes d'archéologie maritime, est en soi une insulte au peuple. « Notre identité nationale a été volée et meurtrie ! ! » scandent les manifestants.

Un passé dilapidé
L'anéantissement du port phénicien aura traumatisé les plus fervents militants, comme la présidente de l'APPL Pascale Ingea, qui avait organisé, tout juste trois jours avant la destruction des cales, un sit-in devant la parcelle des Venus Towers. « Alors que nous appelions à la sauvegarde de notre héritage, de ce qui nous appartient, de ce qui compose notre identité, nous avons reçu, trois jours plus tard, la belle réponse du ministre Layoun. Merci ! » a-t-elle déclaré. Sa pâle figure et sa voix étouffée par la perte d'un bien inestimable qu'elle s'était acharnée à sauver reflètent le traumatisme semblable à celui d'une personne qu'on ampute. Il ne s'agit pas là d'un portrait qui se veut dramatique. C'est l'état d'esprit réel que ressentent les individus sensibles à l'esthétique de la pierre, à la valeur des traces que lègue comme un cri de survie le passé. C'est le cas de Chrystelle et de Farid, deux jeunes étudiants de l'ALBA, qui estiment « honteux de détruire notre histoire » et s'indignent du silence des jeunes dans cette affaire ; ou encore de Waël Amhaz et de Jad Abdallah, deux jeunes consultants financiers, passionnés d'histoire et d'archéologie, ayant inscrit sur un carton : « Le phénix renaîtra de ses cendres et vous maudira. »

« Bientôt, des bulldozers détruiront Baalbeck »
Plus loin, une experte d'archéologie maritime et chercheuse à l'Institut français pour le Proche-Orient, Justine Gaborit, s'étonne de la destruction des cales « dans un pays qui revendique son passé phénicien. On aurait dû en préserver la trace, tant qu'on a eu la chance de la découvrir ». Priée d'établir une comparaison au niveau de la préservation des sites avec la France, elle reconnaît que « partout l'archéologie est perçue comme entrave à l'expansion économique, sauf qu'on oublie qu'elle est également associée au tourisme ». « En tout cas, même si en France des sites sont détruits, c'est toujours une solution intermédiaire qui est trouvée lorsque la société civile se mobilise pour leur préservation », ajoute-t-elle.

Ce qui accroît l'impact de la perte des cales phéniciennes, c'est que leur préservation n'aurait aucunement empêché l'édification du complexe : il n'aurait fallu que désaxer l'une des trois tours, comme le fait remarquer Pascale Ingea. Quoi qu'il en soit, « que le site soit ou pas un site de cales, ou qu'il soit une simple carrière, comme d'aucuns le prétendent, rien ne justifie la destruction de vestiges historiques ! » conclut-elle. Plus loin, Lynna lance un trait d'esprit, teinté d'une profonde mélancolie : « Bientôt, ils enverront des bulldozers détruire Baalbeck »... sauf si l'affaire des cales phéniciennes constitue un précédent en termes de sanction qui remettrait en question l'impunité sur laquelle s'édifient les constructions modernes, en bénéficiant de la couverture d'institutions officielles.
Au sein du ministère de la Culture, déjà, la polémique bat son plein. Hier, un archéologue contractuel, Hisham Sayegh, a présenté sa lettre de démission au ministre Layoun, l'accusant de « détruire, comme aucun ministre avant lui, les trésors du Liban ».

JTK = Envoyé de mon iPad.

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