"Le patrimoine n'est pas forcément religieux, ni permanent, ni ancien..."
May MAKAREM | 04/12/2012- OLJ
COLLOQUE Le patrimoine moderne, concept parfois un peu trop galvaudé, doit être urgemment défini pour être durablement protégé...
Parce que les principes qui régissent aujourd'hui le patrimoine sont encore imprégnés par la notion, très réductrice, un peu tyrannique, de monuments historiques et archéologiques, le patrimoine moderne, qui englobe la production d'objets, d'espaces et de lieux urbains des XIXe et XXe siècles, est très vulnérable.
Aucune loi ne prend en effet en considération la préservation de ces témoins matériels des «temps modernes». Soit on les oublie, soit on les détruit sans s'interroger sur leur valeur. Mais depuis les années 90, la disparition brutale et quasi systématique de bâtiments qui avaient contribué à dessiner le paysage de la ville et qui étaient devenus avec le temps des repères urbains a fortement déstabilisé les habitants de la cité.
Une sensibilité patrimoniale plus largement partagée s'est alors manifestée. Des actions se sont mises en œuvre, soulevant même les passions pour la reconnaissance et la mise en valeur du legs «moderne» dans toute sa diversité: magnaneries, usines, silos, moulins, bâtiments, outils agraires.
L'objectif est simple: affirmer une identité propre face à la banalisation environnante et donner ses lettres de noblesse à un héritage «insignifiant il y a encore quelques années», comme le dit Yasmine Makaroun-Bou Assaf, architecte spécialisée dans la mise en valeur des sites archéologiques et professeur à l'Université libanaise de Tripoli.
L'analyse de ce processus de patrimonialisation a été l'objet du colloque organisé par Caecilia Pieri, responsable de l'Observatoire urbain à l'Ifpo et auteur du livre Bagdad Arts déco, 1920-1950, paru en 2011 chez AUCP. Seize experts libanais, français, irakiens, jordaniens et syriens se sont penchés sur les enjeux de la construction de l'«espace patrimonial moderne».
La robe de Paco Rabanne et l'imagerie populaire
La loi recommande de ne prendre en compte que les objets et édifices antérieurs aux années 1800. Bien sûr, cette consigne a volé en éclats, ne serait-ce que parce que le temps avance, mais aussi parce que l'ancienneté n'est plus un critère. «En France, l'explosion du concept de patrimoine provoque un phénomène de patrimonialisation à outrance», a souligné Gennaro Toscano, directeur scientifique de l'Institut national du patrimoine français.
Du tutu de la reine à la robe en papier de Paco Rabanne, «de l'unicium au typicum, tout, ou presque est susceptible de devenir patrimoine», a-t-il relevé. «Même la savonnerie de Naplouse, en net déclin depuis la deuxième moitié du XXe siècle et qui importe son huile d'olive d'Italie, reste considérée comme un trait typique de la ville», signale à son tour Véronique Bontemps, anthropologue, chercheuse associée à l'Ifpo.
«Le patrimoine n'est pas forcément religieux, ni permanent, ni ancien, fait observer Yasmine Makaroun-Bou Assaf. Il suffit qu'il soit historique, vivant dans le sens où il a marqué l'histoire de la communauté. Il représente pour cette dernière un ancrage incontestable qui la lie à un territoire.» Selon elle, le processus de patrimonialisation depuis la fin du XXe siècle est animé par deux facteurs: une conscience individuelle exacerbée par les signes de la mémoire et l'enracinement au lieu; et une conscience collective alimentée par des événements historiques. «Une imagerie populaire, un subconscient collectif en quête d'identité sur fond de nostalgie entretiennent souvent des mythes ou des clichés profondément enracinés, tel celui de la maison à trois arcs... La réalité du quotidien est cependant un triste reflet du marché et de la spéculation immobilière qui jouent sur ces mythes pour vendre de l'ancien-neuf telles ces campagnes publicitaires "new old lebanese houses" ou Beit Misk», dit Mme Makaroun-Bou Assaf, qui dénonce les dérives des mesures de protection du patrimoine urbain «souvent éradiqué au profit des exploitations foncières»; l'absence d'outils législatifs et juridiques, d'écoles techniques spécialisées, du savoir-faire d'une main-d'œuvre de plus en plus rare, des matériaux galvaudés ou imités, etc.
Paradis perdu
L'intérêt autour du monde rural a aussi suscité l'éclosion d'une nostalgie qui s'est manifestée à travers la création de musées (Terbol, Bsous, Ras Baalbeck, Saïda, Chebaa), sans oublier les cafés drapés dans un décor traditionnel ou déclinant une «recomposition caricaturale» d'un village traditionnel. Ce monde paysan «est porteur de l'idée d'un paradis perdu que l'on oppose au monde moderne», souligne Houda Kassatly, ethnologue, photographe, chercheuse associée à l'Université Saint-Joseph. «C'est comme si la détérioration de l'environnement générait une sorte de prise de conscience écologique qui a pour corollaire la réhabilitation et la reconnaissance de l'importance du monde rural et ce particulièrement dans les tranches citadines de la population... qui aspirent à ce qu'elles considèrent comme une authenticité», fait-elle remarquer en substance. De même, la pléthore d'objets collectionnés, tels les machines à coudre Singer, les fers à repasser importés d'Occident, les moulins à café fabriqués en Turquie et revendiqués comme un bien d'héritage commun, «démontre que le patrimoine est une valeur partagée et peut-être même une valeur refuge pour laquelle s'exprime un engouement sans précédent», ajoute l'ethnologue.
FLC et FAI : mémoire d'un peuple
Le septième art non plus n'est pas exclu du processus de patrimonialisation. Il est «le témoin d'une époque, d'un événement», affirme la présidente de la Fondation Liban Cinéma (FLC), Maya de Freige. Exposant un petit historique du cinéma libanais allant des origines (1929) au studio Baalbeck et à la vague de cinéastes qui se succèdent depuis les années 70, elle relève que «la mémoire a un rôle prépondérant dans la création cinématographique si l'on en juge par les films qui ne cessent de questionner une histoire officielle et les vides béants laissés par un conflit encore à vif».
Mais ce sont surtout les archives de Télé Liban qu'elle met en exergue, soulignant que «des pans entiers de notre histoire sont gravés sur des pellicules». Aussi, pour préserver ce patrimoine, l'opération «Plan Images Archives», initiée en 2008 et financée par le ministère français des Affaires étrangères et européennes, a permis de sauver «près de 91 heures», a déclaré Mme de Freige.
L'objectif est toutefois «la restauration complète des images d'archives culturellement significatives de la chaîne», qui comprend environ 30000 heures en U-Matic (entre actualités et séries), 6600 heures en deux inches (de séries) et 600 heures en 16mm (d'actualités, documentaires et séries). L'intervenante a en outre affirmé que l'association UMAM a réussi à acquérir une grande partie des archives de la collection de studio Baalbeck et qu'à l'initiative de «Nadi lekol el-Nass», l'œuvre intégrale de Maroun Baghdadi sera bientôt disponible sur DVD. En substance, films libanais ou archives de Télé Liban, «la FLC œuvre pour préserver ce legs et le rendre accessible au grand public, en constituant "un musée virtuel"», a conclu Maya de Freige.
Pour sa part, sur le thème «La photographie arabe, de la pratique artistique à la documentation anthropologique», Zeina Arida, directrice de la remarquable Fondation arabe pour l'image (FAI), a évoqué la collection de Hachem al-Madani à Saïda, dont le fonds, composé de 600000 clichés dévoilant l'environnement social sur des décennies, constitue un patrimoine historique et iconographique immense.
Douma et les silos de Chekka
L'intervention de l'architecte-urbaniste Antoine Fischfisch s'est articulée autour du schéma directeur mis en place depuis 1998, pour la mise en valeur du tissu urbain traditionnel de Douma.
«Inscrit, dit-il, dans une approche patrimoniale postmoderniste, faisant appel à l'histoire, à la mémoire et à la culture locale», il vise l'amélioration du niveau de vie dans le village (écoles, hôpital, loisirs, etc), la réhabilitation du cadre urbain et paysager, et la préservation du souk (XIXe) et de 240 habitations traditionnelles, principalement des maisons vernaculaires monocellulaires et des maisons à iwan.
La contribution de Béchara Mouannès, professeur à l'USEK où il dirige depuis plusieurs années l'atelier «Architecture et patrimoine», a été centrée sur le patrimoine industriel et sa reconversion. Afin, dit-il, de sensibiliser les futurs architectes à la notion de l'«archéologie moderne», il avait proposé à ses étudiants le recyclage des silos de ciment de Chekka. «L'objectif de l'exercice est de s'interroger sur le processus de construction de la mémoire autour d'usines et de sites industriels disparus ou en voie de réhabilitation, une reconversion nécessaire tout en gardant l'utile.»
Parmi les participants également à ce séminaire, l'architecte professeur à l'UL Mousbah Rajab; Arpiné Mangassarian, responsable technique à la municipalité de Bourj Hammoud et fondatrice de l'association «Badguer» pour la sauvegarde du patrimoine culturel de ce quartier; Sarab Atassi, responsable à l'Ifpo de l'Atelier du Vieux-Damas, et Serge Yazigi, directeur de l'observatoire urbain Majal, qui dirige l'équipe d'experts chargée de l'élaboration du plan stratégique du haut plateau du Akkar, piloté par le CDR...
Envoyé de mon iPad jtk
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire