Autour d'« Historia » hors-série consacré au Liban (déc.-janv. 2016)
Bahjat RIZK
Ce matin, plusieurs kiosques à Paris sont tapissés par la couverture du dernier numéro d'Historia hors-série consacré au Liban. Ce numéro, à l'initiative heureuse du ministre de la Culture libanais, propose une histoire succincte et synthétique du Liban, des Phéniciens à nos jours, à travers cinq parties (une Antiquité dorée, chrétienté et islam, l'Empire ottoman, vers l'indépendance et le Liban contemporain) et une trentaine d'articles accessibles et articulés, rédigés par des chercheurs universitaires et des conférenciers divers, libanais et français.
Certes, ce numéro ne peut à lui tout seul épuiser toute la complexité de l'histoire libanaise (d'autant plus que l'histoire elle-même, science humaine, est de manière intrinsèque, dialectique), mais il a le mérite de suggérer des pistes de réflexion. Sans une histoire commune collective, à la fois affective et raisonnée, un groupe humain ne peut poursuivre longtemps, dans le temps et l'espace, son expérience identitaire, tant culturelle que politique. Ces pages sont donc autant de repères objectifs pour permettre aux Libanais (toutes communautés confondues) de retrouver leurs spécificités, d'en prendre conscience, de les intérioriser, de les partager et de les transmettre, en tant que patrimoine commun.
Pour ma part, j'ai eu un double bonheur à contribuer modestement à deux articles dans ce numéro. Tout d'abord à un niveau affectif, Historia pour moi, comme pour d'innombrables générations de lecteurs, correspond à un rêve d'enfant. Ma mère l'achetait régulièrement et au début de la guerre, sous les bombes, la seule chose qui pouvait me rassurer, c'était d'en dévorer les pages, à la lumière de ma torche (à cause des coupures d'électricité et avant l'apparition généralisée du système de générateurs). Certes je m'abîmais les yeux mais parvenais rapidement à surmonter mes peurs, car le voyage à travers l'histoire nourrit l'esprit et le libère, permet de transcender l'actualité, de la relativiser et de l'encadrer à nouveau. Devant la violence du monde, l'histoire comme la géographie nous fournissent des repères de rationalité.
Par ailleurs, cette année marque le 500e anniversaire de la naissance de l'émirat du Mont-Liban (1516-1842) qui constitue le fondement politique de l'expérience libanaise. Dans cet espace géographique atypique, à la fois ouvert (Méditerranée), continu et paradoxal (côte, montagne, plaine, montagne), verdoyant, fertile (chaîne du Mont-Liban et Békaa) et enclavé (chaîne aride de l'Anti-Liban), l'émirat a joué un rôle structurant qui a forgé au fil du temps l'identité libanaise, le pluralisme culturel et les libertés publiques. Le système politique libanais « est comme un mélange tempéré d'aristocratie, de monarchie et de démocratie » (Volney – 1787 Voyage en Égypte et en Syrie).
Les deux articles qui m'ont été confiés couvrent la seconde période de l'émirat (1634 à 1840) – la première partie (1516-1634) étant traitée brillamment par le professeur Issam Khalifé –, autrement dit la période de deux siècles qui s'étend de la chute de Fakhreddine II le Grand, fondateur du Grand Liban (1590-1835), à la chute de Bachir II le Grand, fondateur de l'État libanais moderne (1788-1840), ainsi qu'un portrait spécial de ce dernier (dont le 250e anniversaire de la naissance tombe l'année prochaine, né en 1767 à Ghazir).
Bachir II eut à gérer, pour le meilleur et le pire, durant plus d'un demi-siècle, les ambitions démesurées et la rivalité des divers pachas ottomans dont dépendait le Liban (Tripoli, Damas et surtout Akka-Saïda créé en 1660, pour contrôler la montagne libanaise), celles des différents chefs féodaux libanais y compris à l'intérieur de sa propre famille, celles du puissant voisin égyptien (Mehmet Ali qui s'était quasiment séparé du sultan ottoman et avait établi sa propre dynastie, 1833-1952), ainsi que les nouvelles ingérences occidentales et orientales, qui avaient débuté avec l'expédition de Napoléon et se poursuivent toujours aujourd'hui, renforcées par les différentes révolutions successives des moyens de communication. Sans oublier les trois sursauts populaires (communes –
Ammyia de 1820, 1821 et 1840) qui marquent une sorte de révolution sociologique transcommunautaire, inédite et pionnière en Orient, contre le système patriarcal (clergé et féodalité). Une sorte de printemps arabe au Liban, il y a deux siècles.
Il est à souligner que durant la plus grande partie de l'émirat, le clivage n'était pas communautaire mais sur base ethnique tribale, entre la kaysiyya (tribus venant d'Arabie-Nord) et la yamaniyya (tribus provenant du Sud-Yémen). Ce clivage pluricommunautaire tout aussi féroce se transformera après la bataille de Aïn Dara (1711), où la yamaniyya fut défaite et s'expatria en Syrie, en un clivage clanique joumblattis et yazbakis (tous les deux issus de la kaysiyya), jusqu'à l'affrontement entre Bachir II Chéhab et Bachir Joumblatt (1823-1825) où l'aspect communautaire, malheureusement et insidieusement, prévalut.
Cela nous renseigne sur l'évolution du discours idéologique, qui peut conserver toute sa violence et mobiliser, au-delà du paramètre identitaire qu'il emprunte (paramètres d'Hérodote : race, langue, religion et mœurs). Les paramètres identitaires sont donc nécessaires pour structurer et organiser les groupes humains, mais une fois idéologisés, ils rejoignent inéluctablement un processus de conquête du pouvoir et de violence. L'expérience libanaise variable permet de mieux appréhender ce rapport fluctuant et forcé entre l'identité et l'idéologie.
Certes, après Bachir II, il y aura tout le passage entre le double préfectorat (1843-1860, caïmacamiyatayn), le gouvernement direct et autonome ottoman du Mont-Liban (1860-1918, moutassarrifiya), la déclaration du Grand Liban (1er septembre 1920), le mandat français et la première Constitution (1926), l'indépendance libanaise (1943), l'expérience du chéhabisme (le président-émir-général Fouad Chéhab [1958-1964] est le descendant à la quatrième génération du frère unique et aîné de Bachir II, Hassan, resté dans le Kesrouan ; il tentera lui aussi de renforcer les institutions à l'instar de son arrière arrière-grand-oncle), la guerre civile (1975-1990), la seconde Constitution de Taëf (1989) et le Liban d'aujourd'hui.
En assumant la continuité de leur histoire commune, les Libanais affirment à nouveau la poursuite de leur projet politique commun et leur modèle de société, à la fois dynamique, divers et unifié. Il ne s'agit pas donc uniquement d'une répartition arbitraire, capricieuse ou sectaire des portefeuilles ministériels entre les différents chefs communautaires, mais d'une vision à long terme de l'histoire, de la géographie, du système politique, de sa raison d'être, de sa rationalité et de sa viabilité.
Depuis déjà 500 ans, ce projet politique s'est construit au fil du temps, à travers des personnes éclairées et audacieuses, qui l'ont porté et transmis. C'est une expérience unique et inédite au cœur de l'Orient (vivre-ensemble et libertés publiques). Des ouvrages remarquables l'ont longuement relatée, décrite et analysée (l'ouvrage collectif de plus de 1 000 pages sous la direction de l'ambassadeur Boutros Dib, les travaux de l'ambassadeur Adel Ismaïl, les écrits de l'érudit Fouad Ephrem Boustany, de Hareth Boustany, de maître Fouad Boustany, de Josette Saleh et de tellement d'autres encore...).
Ce numéro d'Historia hors-série est un événement et une nouvelle occasion pour la compréhension du Liban, de son passé et de son avenir. C'est au nouveau mandat présidentiel et aux Libanais de bonne foi et de bonne volonté de la saisir.
Bahjat RIZK
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