vendredi 2 décembre 2016

Comment l’histoire explique l’actualité d’Alep. Partie 3. La destruction du patrimoine culturel de la ville et des monuments dans le conflit en Syrie depuis 2011 : zone ouest et zone est, un patrimoine contrasté - Les clés du Moyen-Orient

Comment l'histoire explique l'actualité d'Alep. Partie 3. La destruction du patrimoine culturel de la ville et des monuments dans le conflit en Syrie depuis 2011 : zone ouest et zone est, un patrimoine contrasté - Les clés du Moyen-Orient

COMMENT L'HISTOIRE EXPLIQUE L'ACTUALITÉ D'ALEP. PARTIE 3. LA DESTRUCTION DU PATRIMOINE CULTUREL DE LA VILLE ET DES MONUMENTS DANS LE CONFLIT EN SYRIE DEPUIS 2011 : ZONE OUEST ET ZONE EST, UN PATRIMOINE CONTRASTÉ ARTICLE PUBLIÉ LE 17/11/2016

Lire la partie 1 : Comment l'histoire explique l'actualité d'Alep. Partie 1. Alep, ville pérenne dans l'Histoire

Partie 2 : Comment l'histoire explique l'actualité d'Alep. Partie 2. Quelles raisons historiques peuvent-elles expliquer que la ville soit un enjeu aujourd'hui ?

Quel patrimoine ?

Les listes du patrimoine officiel, essentiellement constituées de monuments, ont été généralement élaborées par des spécialistes d'origine occidentale ou formés en Occident, en fonction de critères esthétiques ou scientifiques qui pourraient être discutés. Cette conception du patrimoine diffusée progressivement dans le monde avec les colonisations occidentales, peut avoir occulté d'autres formes, moins matérielles, intégrant le mode de vie et les pratiques, mais aussi une reconnaissance globale de la ville comme patrimoine, par les « récits de villes » plutôt que des monuments isolés. Les « récits de villes », descriptions topographiques et historiques qui existent pour Alep au moins depuis le XIIe siècle, évolutives, mises à jour en fonction des auteurs qui souhaitent intervenir, suggèrent qu'une entité urbaine est un patrimoine en soi, à la fois matériel et immatériel, idée pratiquée aussi dans d'autres cultures orientales (David 2015 en ligne et 2016 éd. papier).

Pour comprendre la véritable extension des destructions récentes du patrimoine alépin, qui va bien au delà des atteintes au patrimoine institutionnel, il faut d'abord préciser ce qu'est le patrimoine reconnu et revendiqué par la société (David et Boissière 2014) dans ce contexte. Il faut aussi tenir compte du fait que la ligne qui partage la ville entre quartiers de l'est et quartiers ouest traverse le centre de la ville et notamment les quartiers anciens et le territoire classé patrimoine mondial par l'Unesco. Une première conséquence est le dépeçage du patrimoine et donc une perte du sens de l'unité de la ville qui faisait patrimoine en soi, et d'autre part une diversification des moyens de destruction mis en oeuvre du fait de l'inventivité propre à chacun des deux camps, chacun ayant ses propres raisons de détruire intentionnellement et souvent systématiquement des éléments de ce qui constituait le patrimoine commun.

L'essentiel des destructions n'est pas le fait de dommages collatéraux des combats ou de destructions dues aux armes des combats de rues, de la guérilla, mais à l'emploi de moyens spéciaux, adaptés à ces objectifs de destruction. La guerre en cours est donc aussi une guerre du patrimoine, parallèle à la guerre des armes et des armées, mais elle ne semble pas secondaire et même par certains de ses aspects, cette guerre du patrimoine peut être principale. L'indifférence apparente de la population face aux destructions peut refléter le fait que ce patrimoine institutionnel, qui a été plus ou moins imposé officiellement, n'est qu'un aspect du patrimoine, qui n'est pas parfaitement reconnu et accepté. Il est clair que la perception du patrimoine institutionnel par les rebelles peut être très différente de celle des proches du régime, de son armée et des fonctionnaires de la Direction Générale des Antiquités et des Musées. Les rebelles ne sont sans doute pas tous des Alépins mais par leur origine sociale et régionale souvent rurale, ils sont proches des néocitadins chez qui ils se sont installés dans les quartiers de l'est. Les armées du régime ont rarement un lien avec la ville et peuvent être constituées de non citadins originaires de régions lointaines, mais ils doivent théoriquement tenir compte des directives des fonctionnaires de la DGAM, garants du point de vue institutionnel et souvent personnellement engagés dans leur statut de protecteurs du patrimoine.

De plus, les hommes de l'armé du régime et leur matériel sont souvent installés par principe tactique dans des lieux sensibles, supposés ne pas être attaqués et détruits, monuments du patrimoine, quartiers densément habités, institutions sensibles, jardins et terres agricoles fertiles et fragiles, et pratiquent de longue date l'utilisation d'une forme élargie du « bouclier humain ». On a toujours vu autour de Damas des chars d'assaut camper dans les vergers d'oliviers et à Alep depuis le début de la guerre actuelle, des bâtiments confortables situés dans la zone historique, classés patrimoine mondial comme l'hôtel Carlton dans l'ancien hôpital National au pied de la citadelle ou la madrasa Khosrowiyé construite par Sinan vers 1530, sont choisis de préférence. La Citadelle et la Grande Mosquée, proches de la ligne de front, d'intérêt stratégique, sont aussi des lieux sacrés de l'identité alépine et nationale et ont été des objectifs disputés pendant des années ou rapidement occupés par des militaires du régime.

Un retour au passé proche peut instruire : dans les années 1970-1980, à l'époque où les premiers zonages de protection du patrimoine ont été élaborés à la Municipalité, les interdictions de détruire ou de modifier le tissu ancien et les monuments dans ces zones qui couvraient déjà plusieurs hectares, on été ressenties par des habitants comme une ingérence du pouvoir dans les biens et les privilèges privés reconnus depuis des siècles. L'idée d'expropriation pour utilité publique était très étrangère aux pratiques anciennes, et avait été introduite d'abord par l'administration ottomane à Istanbul pour réaliser des remembrements et des reconstructions après les incendies au XIXe siècle. Le mandat français avait proposé l'expropriation pour faire des percées dans le tissu urbain mais en avait peu réalisé du fait de leur coût et de leurs conséquences sociales et économiques et aussi des réticences municipales. Ces méfiances existaient dans les périodes de troubles de la fin des années 1970 à Alep : des milices armées du pouvoir étaient appelées par certains proches politiquement, pour se protéger contre l'ingérence de la Direction des Antiquités et de la Municipalité qui souhaitait protéger des destructions des monuments du patrimoine nouvellement désignés mais devant être rasées par un promoteur. Et certaines grandes percées à travers la vieille ville qui devaient être réalisées pour des raisons de sécurité politique (contre les Frères musulmans) ont finalement été annulées au cours des années 1980.

Des exemples ponctuels significatifs de destruction du patrimoine

Les premières atteintes au patrimoine institutionnel remontent à l'automne 2012, peu après l'entrée des rebelles à Alep, un an après le début du conflit syrien.

- Fin septembre 2012. Maison Zamariya à Jdeidé. Dans la zone classée « patrimoine mondial » par l'Unesco. Parmi les premières maisons historiques détruites, elle avait été restaurée en vue d'investissements touristiques. Belle maison de taille moyenne dans un quartier chrétien ancien, construite au XVIIIe siècle, transformée en hôtel et restaurant dans les années 1990. Occupée par les rebelles lors de leur entrée dans la ville par le nord en 2012, utilisée comme QG, puis attaquée par les forces du régime qui chassent les rebelles. Des photos diffusées sur internet le 26 septembre 2012 montrent les dégâts provoqués par les combats : pas de destruction du gros oeuvre mais sans doute le pillage du décor de boiseries anciennes et des aménagements touristiques. Les photos diffusées quelques jours plus tard, (1er octobre 2012) montrent les bâtiments presque totalement détruits, et incendiés, sans doute en vue de camoufler un pillage ?

- Les vendredi 28 et samedi 29 septembre 2012, les souks centraux sont incendiés et partiellement détruits et bombardés, en l'absence des commerçants et sans doute après pillage. Le souk de l'or notamment est entièrement détruit.
D'après les commerçants, il n'y a pas d'armée à l'intérieur des souks mais seulement des rebelles. « Les soldats tirent à partir de barrages positionnés à l'extérieur des souks, comme les quartiers historiques de 'Aqabé en hauteur et al-'Awamid ou encore près de la mosquée des Omayyades ».

- Mi octobre 2012, atteintes et pillages à la Grande mosquée et 3 octobre, bombe (camion piégé) contre le Nadi debbat, cercle des officiers dans le centre-ville.

- Février 2013, photos diffusées de la destruction de l'ancienne municipalité ottomane, qui a du avoir lieu plus tôt, en octobre 2012. Destruction par des combats sur un front, opposant les deux belligérants ; pas de dynamitages souterrains.

- Mercredi 24 avril 2013, le minaret de la Grande mosquée, de 1099 s'effondre. Rebelles et armée du régime s'accusent mutuellement de l'avoir détruit.

- Le 8 mai 2014, l'hôtel Carlton, au pied de la Citadelle, ancien hôpital National ottoman construit à la fin du XIX siècle, est dynamité à partir d'un souterrain et presque totalement détruit. Il était utilisé comme une base militaire par le régime.

- Eté 2014, la mosquée/madrasa Khosrowiya est totalement détruite par les rebelles (dynamitages souterrains). Mosquée ottomane impériale construite par Sinan au XVIe siècle. École religieuse confrérique (voir article de Thomas Pierret 2014), elle était une école religieuse et une base militaire du régime.

- Décembre 2015, la maison Ghazalé et le quartier de Jdeidé (place al-Hatab, Waqf Ipchir Pacha et Bahram Pacha, etc.). Une image satellite diffusée par Digilal Globe inc/Asor CHI donne un état des lieux de la zone très largement détruite par des dynamitages souterrains et des bombardements d'artillerie. Cette zone qui se trouve sur une ligne de front, historiquement et culturellement très riche, coeur des quartiers chrétiens historiques, est détruite par les coups du régime et des rebelles. La maison Ghazalé, restaurée par la DGAM entre 2007 et 2011 avait été pillée en 2012, au début des conflits, pour un vol organisé des boiseries peintes anciennes.

- 15 août 2016 (diffusion des photos par mail), très belle maison ancienne dite Khan al-Daraj, début XVIIe ou avant ? Restaurée et devenue le Waraqa Center, centre culturel et spirituel, bibliothèque, aménagé avant la guerre par des Alépins entrés dans l'opposition. Détruite par bombardements aériens ou par des obus par le régime ?

Les choix des objectifs de destruction par les belligérants

Les plus grosses destructions du patrimoine monumental institutionnel à Alep sont le fait des rebelles, par dynamitage souterrain. Les objectifs visés sont d'abord des monuments ou des quartiers, où sont installés des hommes du régime, généralement des militaires, mais il s'agit aussi dans la ville ancienne de lieux protégés par la Direction des Antiquités et des Musées ou gérés par la Direction des Waqf-s, (biens de mainmorte musulmans), et de locaux publics à usage religieux musulman, presque tous anciens. Ces biens sont en général des monuments historiques classés depuis longtemps, ayant fait ensuite partie du patrimoine mondial classé par l'Unesco ; beaucoup de mosquées ont été détruites ainsi. D'autres locaux ou espaces dynamités, vraisemblablement par les rebelles, étaient des aménagements touristiques réalisés ou en projet comme l'ensemble situé au pied sud de la Citadelle et la partie du quartier de Jdeidé autour de la place al-Hatab et des waqf-s ottomans de Bahram Pacha et Ipchir Pacha, donc des investissements privés ou du mécénat international, les interventions de la fondation Aga Khan, et des investissements allemands et du programme GTZ, ou des programmes de la politique urbaine pratiquée par la Municipalité. Certains de ces lieux, comme l'hôtel Carlton, la madrasa Khosrowiyya, le futur grand hôtel en cours d'aménagement dans l'ancien Sérail français, étaient effectivement occupés par des petits effectifs de l'armée du régime. La plupart des bâtiments dynamités dans cette zone étaient aussi des immeubles ou des institutions propriétés de l'État à l'origine, datant du mandat français ou de l'époque ottomane (beaucoup du XIXe siècle).

Les destructions très étendues par dynamitage souterrain dans le quartier de Jdeidé visaient surtout l'espace public aménagé, revalorisé, contexte d'investissements touristiques privés ou étatiques importants, ainsi que des waqf-s ottomans du XVIe et XVIIe siècles, futurs sites d'investissements touristiques. L'origine des pillages et les impacts d'obus sur les musées des maisons Ghazalé et Atchiqbach n'est pas précisément déterminée. Situés sur la ligne de front, ces deux bâtiments appartenant à la Direction des Antiquités ont été pillés, notamment les boiseries peintes et des objets. Les explosifs ou les projectiles utilisés ne semblent pas être des dynamitages souterrains ni des bombardements aériens, mais peuvent être des impacts d'obus de mortiers ou de chars, donc venus de l'un ou l'autre des belligérants. Les destructions du patrimoine attribuées aux rebelles peuvent être aussi des provocations du régime pour faire accuser les rebelles.

Beaucoup de ces actions sont filmées de façon très professionnelle depuis différents points hauts. Les vidéos signées par des groupes rebelles, souvent Jabhat al-Islamiyya, sont mises en ligne et constituent des formes de publicité.

Au contraire, l'essentiel des destructions par le régime ne concerne pas les quartiers anciens et le patrimoine institutionnel, généralement considérés comme des expressions du régime ou des propriétés de l'État, mais le bombardement des quartiers populaires de l'est, souvent avec des dispositifs explosifs à fragmentation. On sait que ces bombardements peuvent être accompagnés de l'utilisation de gaz de combat. Les objectifs visés sont les rebelles installés dans ces quartiers et sans doute intentionnellement les habitants, que nous avons définis précédemment comme des citadins mal intégrés et souvent méprisés…, mais qui étaient aussi des conservateurs du mode de vie et des traditions populaires et avant tout des habitants non belligérants. Beaucoup sont partis.

Patrimoine matériel et immatériel

Les objectifs des rebelles sont idéologiques et visent le régime, sa corruption et son despotisme criminel, dans certaines de ses expressions. Les destructions par le régime au contraire visent l'espace matériel de la vie quotidienne des habitants. Il s'agit d'entraver la perpétuation des familles, de punir ceux qui aident les rebelles, de pousser à la désorganisation et à l'exode en coupant les racines comme dans la campagne on coupe les arbres, on incendie les maisons, on détruit les récoltes, les provisions, pour rendre difficile ou impossible le retour. Enfin, les objectifs militaires des destructions par bombardements dans ces quartiers impénétrables pour les chars et autres véhicules d'artillerie sont aussi stratégiques et anti guérilla.

Même si le niveau de gravité ou de caractère criminel de ces actions peut être mesuré, le bilan doit être global puisque l'objectif est la destruction de la ville prise globalement, même si les quartiers de l'ouest tenus par le régime, véritable camp retranché, sont restés longtemps à l'abri des projectiles et des autres moyens, relativement faibles, de destruction des rebelles, comme en témoigne la carte produite par UNOSAT/UNITAR (Percentage of buildings damaged, Aleppo, Syria. UNOSAT, UNITAR, synthèse 01-02 2016), ou les images de localisation des check points autour de ces quartiers, qui interdisent par exemple l'entrée des véhicules piégés.

Cette guerre est une guerre à la ville et à la vie et par là, une guerre au patrimoine le plus essentiel et le plus ordinaire, celui des boutiques et des espaces d'approvisionnement, du quartier et de la ruelle partagés par toute une société de voisinage et enfin de la maison, bien au delà du patrimoine culturel institutionnel : la ville, espace de vie, n'est pas patrimoine de la même façon qu'un site archéologique ou des objets dans un musée. Les destructions par le régime touchent ainsi plus gravement le tissu domestique, économique et l'espace public populaire dans leur charge immatérielle, symbolique ou plus simplement les pratique sociales et vitales. Dans les quartiers de l'est, c'est l'ensemble de ce dispositif populaire moderne, qui ne semble pas patrimonial, où le matériel est le support et le cadre de la vie dans lequel s'inscrit fortement le quotidien des gens, qui est ciblé et détruit dans des logiques qui laissent à penser qu'une ville différente verra le jour après la guerre, coupée des héritages et qu'elle ne se reconstruira pas sur les mêmes bases et les mêmes logiques.

Sélection bibliographique :

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Sauvaget Jean 1941, Alep, essai sur le développement d'une grande ville syrienne des origines au milieu du XIXe siècle.



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